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Les Raisins de la colère, John Steinbeck (Nelle traduction) (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 25.06.24 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Roman, USA

Les Raisins de la colère, John Steinbeck, Folio, mars 2024, nouvelle trad. anglais (Etats-Unis) Charles Recoursé, 672 pages, 11 €

Ecrivain(s): John Steinbeck Edition: Folio (Gallimard)

Les Raisins de la colère, John Steinbeck (Nelle traduction) (par Didier Smal)

 

« Le peuple fuit en laissant l’horreur derrière lui ; des choses étranges lui arrivent, certaines cruelles et amères, d’autres si belles qu’elles ravivent à jamais sa foi ». Parmi ces « belles » choses, une en particulier, « ce qu’il faut bombarder » proclame Steinbeck en s’adressant à ceux qui possèdent « les choses dont les autres manquent » : « le commencement : de “je” à “nous” ». Ce pourrait être, proposée à la fin du chapitre XIV des Raisins de la colère, la morale politique d’un roman qui dépiaute le rêve américain comme peu, le montrant tel un épouvantail cauchemardesque en cette fin des années trente où les tracteurs ont chassé les métayers du Midwest vers une Californie fantasmée et vendue en de mensongers prospectus. Un appel à l’altruisme, pas seulement syndicaliste, mais aussi chrétien – dans un roman où pourtant un pasteur, Casy, prétend ne plus être capable de prier ou prêcher, seulement d’écouter désormais.

Avant de revenir au roman, sa construction et son contenu, évoquons la nouvelle traduction des Raisins de la colère par Charles Recoursé. Comparaison dressée avec celle proposée en 1947 par Duhamel et Coindreau, la présente traduction présente l’avantage d’être moins littéraire en ceci qu’elle est plus sur l’os (le traducteur se revendique de Giono), plus proche de la langue de Steinbeck dans les parties narratives. Ainsi, lorsque celui-ci, après avoir indiqué ce qu’il faut « bombarder », met en garde les possédants, il écrit : « If you who own the things people must have could understand this, you might preserve yourself ». Sous la plume conjointe de Duhamel et Coindreau, cela devient : « Si vous qui possédez les choses dont les autres manquent, si vous pouviez comprendre cela, vous pourriez peut-être échapper à votre destin ». Sous celle de Recoursé, cela devient : « Si vous qui possédez les choses dont les autres manquent parvenez à comprendre cela, vous pourrez peut-être vous préserver ». On peut discuter des choix de Recoursé, qui semble parfois un rien timide et tend ainsi à rester à l’occasion dans les ornières tracées par ses prédécesseurs (mais on peut discuter voire disputer de toute traduction), à ceci près que cette nouvelle traduction est plus fidèle à l’esprit de Steinbeck, qui joue parfois de la modernité et de répétitions quasi poétiques, du moins dans les chapitres « non-narratifs », auxquelles est offert un écho intense en français.

Cette timidité dans la traduction, on la ressent dans les dialogues en particulier, et là, elle peut poser problème. Ainsi, à la fin du chapitre XIII, lorsque la famille Joad et la famille Wilson s’associent pour faire la route, Steinbeck fait dire à Al : « That car’ll take six easy. Say me to drive, an’ Rosasharn an’ Connie and Granma. Then we take the big light stuff an’ pile her on the truck. An’ we’ll trade off ever’ so often ». Duhamel et Coindreau lui font dire : « On peut facilement tenir six dans cette voiture. Par exemple, moi au volant, avec Rosasharn, Connie et Grand-mère. Et puis on prendra les grosses choses légères et on les empilera sur le camion. Et puis de temps en temps on changera ». Recoursé fait un rien mieux, tout en n’arrivant que peu à rendre l’oralité pourtant voulue par Steinbeck : « Votre voiture, elle peut prendre six personnes sans problème, fit Al. Disons moi qui conduis, et puis Rosasharn, Connie et Mémé. On prend les gros trucs légers et on les empile sur le camion. Et on échange régulièrement ». Deux lignes plus haut, c’est la mère qui dit : « Each’ll help each, an’ we’ll all git to California », et l’on aurait aimé plus respectueux de sa langue que : « On va s’aider les uns les autres, et on va tous arriver en Californie ». C’est toute la difficulté de la traduction en français : cette crainte de maltraiter la langue de Voltaire alors que l’auteur, ici anglophone, a justement choisi de maltraiter sa propre langue. Mais ça va un rien plus loin, puisque le « Jesus », interjection à la limite du juron, souvent employé par les hommes dans Les Raisins de la colère devient sous la plume de Recoursé « Pétard », juron dont personne ne se sert en français.

Une fois que l’on a pris conscience de cet écart linguistique, autant dire que le plaisir de la lecture s’en ressent : la moindre ligne de dialogue semble amputée de son essence orale. Et pour peu, on en oublierait la raison pour laquelle lire Les Raisins de la colère à quatre-vingts ans de distance procure toujours autant d’émotions, de turbulences mentales, ce roman résonnant dans la culture nord-américaine (on peut évoquer le groupe de rock canadien The Grapes Of Wrath, ainsi qu’un des meilleurs albums de Bruce Springsteen, The Ghost of Tom Joad) comme peu l’ont fait depuis.

Pourtant, l’histoire se résume en peu de mots : une famille de métayers part d’un Oklahoma ravagé par les intempéries et les propriétaires terriens vers une Californie rêvée en Eldorado qui va s’avérer un autre cauchemar. Cette famille de métayers, c’est la famille Joad, dont le fils aîné, Tom, sort de conditionnelle au tout début du roman ; il rejoint les siens juste à temps, puisqu’ils allaient quitter la maison familiale pour l’Ouest, et il prendra une part essentielle à ce périple et à la vie menée une fois arrivé sur place. Au travers du sort de cette famille, c’est le sort de tout un peuple que décrit John Steinbeck : tout en la mettant en exergue, car il l’a choisie, l’auteur montre que ce qui arrive à la famille Joad n’est en rien exceptionnel. D’une part, elle n’a rien d’héroïque, elle se fond parmi les autres migrants, elle connaît les mêmes mésaventures, les mêmes déconvenues, partage les mêmes rêves et espoirs qui seront déçus ; d’ailleurs, si Tom Joad est amené à la quitter, c’est quasi par accident, parce qu’il a tué un homme dans des circonstances dramatiques liées à l’exploitation éhontée des migrants en Californie, mais pas dans le cadre d’un soulèvement général organisé ou non par un quelconque syndicat. La postérité littéraire et musicale fera de Tom Joad un symbole, mais ce n’est pas un héros.

D’autre part, Steinbeck, avec intelligence et évitant ainsi de transformer la famille Joad en un catalyseur narratif à qui tout arriverait, a intercalé entre les chapitres purement narratifs des chapitres plus réflexifs et pourtant d’une sécheresse exemplaire, entre autres par un style quasi journalistique, tenant de la sociologie (celui sur les « baraques à hamburgers » en particulier, mais aussi celui sur « les plaisirs » que sont les histoires ou la musique pour les migrants), de la politique ou de l’économie. Dans ces chapitres, il peut aussi bien être question des « possesseurs de la terre » que des propriétaires de « casses automobiles », et de leurs agissements respectifs de vautours, de la nervosité des Etats de l’Ouest que du processus par lequel « l’année prochaine ce petit verger sera absorbé par une exploitation industrielle, car son propriétaire est étranglé par les dettes ». Ces chapitres forment un décor devant lequel la famille Joad vit son épopée de la banalité pour des milliers de métayers, et permettent à Steinbeck d’alléger la narration tout en l’approfondissant : ainsi, nul besoin de dramatiser la recherche d’un véhicule automobile par les Joad, mais on imagine volontiers à quel point il a fallu que Al soit attentif au moindre détail pour échapper au piège de l’arnaque tendu par le revendeur.

De ce roman qui valut en particulier à Steinbeck de recevoir le Prix Nobel de littérature en 1962, on pourrait pointer le relatif manichéisme, voire la tendance à d’office dramatiser : le fermier californien y semble juste une crapule désireuse d’exploiter la misère des migrants qui « erraient à présent dans l’immensité de l’Ouest » ; quant à ceux-ci, il semble ne leur arriver que catastrophe sur catastrophe, sans nul lueur d’espoir – la seule attendue, le bébé porté par Rose of Sharon, devenant autre signe de misère, puisque l’enfant est mort-né – même si le lait de Rose of Sharon ne sera pas perdu pour tous, dans un geste à la forte symbolique chrétienne. C’est son seul défaut, mais que l’on excusera par la volonté qu’avait Steinbeck de montrer à l’Amérique que sa richesse et son bien-être avaient pour cause et effet la relégation de certains de ses citoyens sur les routes et dans des camps – dont Steinbeck montre quand même que ceux créés par le gouvernement sont de bonne tenue.

Mais répétons que cette volonté politique, qu’on qualifiera aisément de « gauchiste », clairement lisible dans certains des chapitres « non narratifs », avec parfois un sens de la concision exemplaire, au-delà du journalistique (« Trois cent mille en Californie, et d’autres encore à venir. Et sur toutes les routes de Californie un peuple effréné, un peuple de fourmis pressées de tirer, pousser, lever, pressées de travailler. Pour chaque charge à soulever, cinq paires de bras tendues ; pour chaque pitance à gagner, cinq bouches affamées »), ou dans les propos de quelques personnages au détour de conversations tenues en Californie, est un filigrane pour une grande et puissante histoire, celle d’une épopée moderne anti-héroïque qui raconte comment la Route 66, synonyme supposé d’un avenir radieux vers lequel se diriger, est aussi empruntée dans le sens Ouest-Est par ceux qui ont été déçus et refusent de continuer à mourir à petit feu loin de leur terre natale. En restant en Californie malgré tout, en transformant une mort en un partage de vie, en souhaitant, comme dit plus haut, que le « je » devienne « nous », la famille Joad, et peut-être est-ce de cela que parle aussi Steinbeck dans un roman dont est absente l’ironie (tant mieux), au-delà des drames vécus, ne peut s’empêcher d’espérer. Et il est vrai que la colère, une fois récoltée, peut être porteuse d’espoir.

 

Didier Smal



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A propos de l'écrivain

John Steinbeck

 

John Ernest Steinbeck, né le 27 février 1902 à Salinas et mort le 20 décembre 1968 à New York, est un écrivain américain du milieu du xxe siècle, dont les romans décrivent fréquemment sa Californie natale.

Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1962.

 

A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.