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Les Ongles, Mikhaïl Elizarov

Ecrit par Patryck Froissart 17.09.14 dans La Une Livres, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman, Russie, Serge Safran éditeur

Les Ongles (Nogti), août 2014, traduit du russe par Stéphane A. Dudoignon, 170 pages, 16,50 €

Ecrivain(s): Mikhaïl Elizarov Edition: Serge Safran éditeur

Les Ongles, Mikhaïl Elizarov

 

Dans un orphelinat de l’Ukraine post-soviétique en plein délitement politique et social, où sont entassés des enfants nés difformes et atteints de troubles mentaux, grandissent vaille que vaille un bossu, de père et mère inconnus, à qui les nurses ont donné comme état civil le nom de Gloucester, et son étrange ami Bakatov, dont l’essentielle raison de vivre est de se laisser pousser les ongles des mains et des pieds jusqu’à ce qu’ils atteignent la taille suffisante pour être rongés à l’occasion d’un cérémonial occulte très précis qui pourvoit pendant toute sa durée leur propriétaire de puissants et dangereux pouvoirs.

Le narrateur est Gloucester lui-même, la narration se faisant à la première personne, ce qui permet à Elizarov de décrire le monde tel que le voit le bossu, avec sa subjectivité d’innocent, à la manière des personnages de Faulkner.

La description du pensionnat et de l’abjection de sa vie quotidienne, sous cet angle de vue, est banalement terrifiante, puisque pour Gloucester il s’agit du monde normal. Les pratiques que le lecteur tiendrait comme éminemment horrifiantes sont rapportées sur une tonalité le plus souvent neutre, parfois avec une pointe d’amusement totalement déphasée par rapport à la réaction que pourrait, que devrait avoir un observateur « normal », ou teintée d’un soupçon d’autodérision, mais jamais sur le mode de la plainte, de la contestation, encore moins sur celui d’une inconcevable révolte.

« Moi, c’est Ignat Borissovitch, dit le principal. On fait amis ? Ici, je suis le directeur et tous, tous, tous les enfants doivent m’obéir, sinon, hop, c’est une petite piquouse dans le popotin ! »

La mortalité étant galopante chez les pensionnaires, la mort fait partie du paysage, et les enfants la considèrent avec indifférence.

« Ils mouraient en silence, sans se faire remarquer. […] Le cimetière, c’était la fierté domestique d’Ignat Borissovitch… »

Lorsque Gloucester raconte la « fête » du nouvel an, le sang du lecteur ne peut que se glacer.

« Cela dit, les jours où la mort faisait relâche, c’était plutôt joyeux chez nous, surtout au nouvel an. […] En fin d’après-midi, Ignat Borissovitch apportait de son bureau une télé, il l’allumait et la fête commençait. Avant le carillon de Moscou, nous avions le temps de faire une ronde autour du sapin, de nous distraire un peu nous-mêmes et le personnel médical avec des numéros de notre cru, y compris des jeux de rôle du genre : “Qui va porter le premier les courses de maman ?”, le jeu préféré d’Ignat Borissovitch. Il rigolait horriblement en nous regardant nous cogner le crâne… »

A mesure que les années passent, et jusqu’au jour où le gouvernement « émancipe » les deux amis et les considère comme définitivement aptes à se prendre en charge hors de l’institut, les événements déviants auxquels ils assistent et ceux auxquels ils sont mêlés dans ce milieu carcéral, où le directeur et ses sbires détiennent un pouvoir absolu sur leurs pensionnaires, deviennent plus horribles. Avec l’adolescence naissent et croissent chez Gloucester et chez Bakatov d’irrépressibles pulsions sexuelles alors que le bossu développe, sans se rendre compte de ses limites et des conséquences que son usage peut entraîner, une extraordinaire force physique, et, parallèlement, un talent inouï de pianiste autodidacte qui lui vaudra, quelque temps après sa sortie du pensionnat, une éphémère célébrité et une provisoire aisance matérielle.

Dénonciation acerbe des univers concentrationnaires où ont été reclus dans des conditions atroces des milliers d’enfants et d’adolescents handicapés physiques et mentaux dans les pays de l’Est, avant et longtemps après la chute de certains régimes totalitaires, le roman brosse, par le discours du bossu qu’on devine affreusement réaliste sous l’aspect fantastique que lui confère l’innocence du narrateur, un tableau précis, qui n’est pas sans rappeler ceux de Jérôme Bosch, d’institutions laissées scandaleusement à elles-mêmes où les geôliers, pour qui les ingénus qui leur sont abandonnés sont des monstruosités n’ayant aucune raison d’exister, se conduisent eux-mêmes avec leurs pensionnaires des deux sexes de façon monstrueuse et assouvissent impunément tous les vices et toutes les cruautés dont seule est capable l’espèce humaine.

Mais le monde « normal » dans lequel sont plongés ensuite les deux inséparables n’est guère plus amène. L’étrange don musical inné de Gloucester, sitôt repéré, est exploité d’autant plus facilement par un digne héritier des Barnum et autres montreurs de « monstres » que le bossu ne se rend pas compte des enjeux financiers dont il fait l’objet. L’auteur démonte simultanément les mécanismes de la mode et son caractère éphémère dans une société où on est tout aussi prompt à s’enthousiasmer pour le prodige du jour qu’à l’oublier totalement pour celui du lendemain.

Saluons l’excellence de la langue du traducteur Stéphane Dudoignon.

 

Patryck Froissart

 


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A propos de l'écrivain

Mikhaïl Elizarov

 

Mikhaïl Elizarov est né en 1973 dans la région de Kharkov, en Ukraine. Écrites en Allemagne où il réside de 2001 à 2007 pour de brèves études de cinéma, ses premières œuvres proclament haut et fort la mort de l’homo sovieticus. Il s’emploie à mettre au jour le décalage flagrant et pathétique entre une culture apprise et le monde actuel. Au cœur de l’actualité littéraire russe, Elizarov est crédité d’une évolution qui, via Le Bibliothécaire (Calmann-Lévy, 2010), récit fantastique couronné en 2008 par le Russian Booker Prize, l’a conduit vers une écriture sans cesse plus fouillée, lui permettant de s’ériger en émule d’un Umberto Eco ou d’un Milorad Pavic auxquels il a été comparé. Ses évocations de la Russie provinciale ont été qualifiées par le Berliner Zeitung de « mélange alchimique de Gogol, de réalité russe, et de magie noire ».

Le traducteur Stéphane A. Dudoignon a entrepris, parallèlement à ses recherches sur l’islam moderne et contemporain dans l’ancien domaine soviétique et au Moyen-Orient, la traduction des littératures modernes et contemporaines russes, centrasiatiques, caucasiennes et moyen-orientales : Boukhara Mirza Siradj al-Din Hakim, Tchulpan, Barzou Abdourazzoqov (Huit monologues de femmes, traduit du russe, Zulma, 2007), Hafez Khiyavi (Une cerise pour couper le jeûne, traduit du persan, Serge Safran éditeur, 2012), Evguéni Grichkovets (Le Taquet, traduit du russe, Bleu autour, 2013).

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)