Les nouveaux Moutons de Panurge, Myriam Ackermann-Sommer (par Gilles Banderier)
Les nouveaux Moutons de Panurge, Myriam Ackermann-Sommer, Albin Michel, 2025, 172 pages, 17,90 €
Edition: Albin Michel
En 1952 parut un livre auquel, toute révérence gardée, on pourrait appliquer ces paroles de Dieu à Abraham : « je multiplierai ta race comme les étoiles du ciel et comme le sable du rivage de la mer » (Genèse/Berechit 22, 17 ; traduction Bible du Rabbinat) : La Puissance de la pensée positive de Norman V. Peale. L’ouvrage fut en effet au point de départ d’un genre appelé à une brillante et nombreuse postérité : les traités de développement personnel, un domaine qui occupe désormais des rayonnages entiers dans les librairies et dont les innombrables stolons, qui reprennent et modulent à peu près tous les mêmes considérations, connaissent une rotation très rapide – ceci expliquant cela.
À première vue, le livre de Myriam Ackermann-Sommer n’est qu’un traité de développement personnel supplémentaire et sans doute sera-t-il rangé dans cette catégorie par plus d’un libraire (qui, le fait est notoire, n’ont plus le temps de lire les livres qu’ils proposent au chaland).
Ce serait cependant une erreur, ne serait-ce qu’en raison de la personnalité de son auteur et de ses fonctions, femme rabbin (le mot rabbine existe, mais désigne l’épouse d’un rabbin). Elle accomplit donc au quotidien tout ce qu’on est en droit d’attendre d’un rabbin, ce qui nous amène au point suivant : son livre est fondé non sur de vagues éléments psychologiques (comme le sont en général les traités de développement personnel), mais sur le corpus océanique de la littérature rabbinique, un monde qui a alimenté des fantasmes morbides (bien que le Talmud soit accessible et traduit dans un nombre croissant de langues modernes) ; un monde à part entière où, comme le disait Emmanuel Lévinas, le « problème résolu […] retombe en question dans les modulations mêmes de sa solution » ; un monde dans lequel plus d’un (ou plus d’une) s’est perdu.
Le Talmud (il en existe en réalité deux et il est déprimant de penser qu’il en manque près de la moitié, les traités disparus paraissant avoir été perdus de bonne heure), pour ne considérer que lui, n’est pas un traité de théologie éthérée et spéculative, comme le catholicisme a parfois eu le don d’en produire, mais un texte pratique, voire prosaïque, dont une part non négligeable ressortit au raisonnement contrefactuel (« que se passerait-il si… ?) ou à la casuistique, dont Pascal s’est moqué, bien à tort.
Le rabbin Myriam Ackermann-Sommer – on se permettra d’ignorer les « réticences » et les délicatesses du Consistoire, pour lui donner ce titre beau et mérité, car un rabbin est avant tout un magister – ne cherche pas à convertir son lecteur (une préoccupation dans l’ensemble absente du judaïsme, qui a renoncé à la mission depuis la destruction du Temple, lequel possédait une cour extérieure où les prosélytes non-juifs pouvaient prier). On a souvent remarqué que le judaïsme est moins une orthodoxie qu’une orthopraxie ; c’est également une religion de « l’agir dans le monde » : « je suis là pour infléchir le monde dans lequel je me trouve, pour agir, et non pour être "l’un des leurs" », ajoute l’auteur (p. 42), qui pose un peu plus loin la question cardinale : « ai-je su donner du sens à ma présence en ce monde ? ». Contrairement au bouddhisme, par exemple, le judaïsme n’abandonne pas le monde à sa déréliction.
On doit rappeler que le judaïsme n’admet ni l’idée d’un péché originel qui eût étendu son ombre sur l’ensemble de l’humanité à venir après la création, ni la prédestination, ni accessoirement la culture de l’excuse. « Tout homme a la possibilité d’être un juste comme Moïse, notre Maître, ou un méchant à l'instar de Jéroboam, un sage ou un sot, un cœur tendre ou une âme cruelle, un avare ou un prodigue et ainsi pour tous les autres penchants. Et il n’est personne qui le contraigne ou qui prédétermine sa conduite, personne qui l’entraîne dans la voie du bien et dans celle du mal. C’est lui, en réalité, qui de lui-même et en pleine conscience, s’engage dans celle qu’il désire. Tel est le sens de la parole de Jérémie : De la bouche du Dieu suprême / Ne sortent ni maux ni bonheur. Ces mots signifient en effet, que le Créateur ne prédétermine pas l’homme à être juste ou méchant. Ceci admis, il en découle que c’est le pécheur lui-même qui cause sa propre ruine » (Maïmonide, Le Livre de la connaissance, V, 5 ; trad. V. Nikiprowetzky et A. Zaoui). C’est donc un principe de responsabilité intégrale qui prévaut, non seulement pour le Bien et le Mal, mais également pour l’emploi de notre temps, que nous gaspillons en le croyant – à tort, bien entendu – illimité, comme les forfaits du même nom (la polysémie du mot « forfait » est ici intéressante), qui nous permettent de passer des heures sur nos téléphones, heures perdues dont nous ne retirons qu’un sentiment de vide.
Il n’est pas nécessaire d’être juif ou d’aspirer à le devenir pour apprécier l’excellent livre de Myriam Ackermann-Sommer qui, s’appuyant sur une tradition millénaire et généralement méconnue, rappelle (à l’instar de la page de Maïmonide précédemment citée) les individus à leurs responsabilités envers eux-mêmes et les autres.
Gilles Banderier
Agrégée d’anglais, Myriam Ackermann-Sommer est la première femme rabbin orthodoxe de France.
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