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Les lois de la Grande Maison pour éviter l’incendie et tuer le métier à tisser

Ecrit par Kamel Daoud le 18.06.14 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Les lois de la Grande Maison pour éviter l’incendie et tuer le métier à tisser

 

Lisez-vous ce que propose, en guise de programme, un gouvernement algérien aux députés ? En général non. Car on sait. On sait que le programme va se réduire à l’os de l’essentiel : le régime vend du pétrole et du gaz, puis donne de l’argent à ceux qui le menacent par leurs émeutes ou ceux qui le soutiennent par leur servilité. La stratégie économique est d’une pauvreté affligeante à chaque fois. Rien que du Souk El Fellah, échelle nationale. Le Pouvoir n’arrive pas à sortir de la conception du colis alimentaire pour deux raisons : à cause de son essence et à cause de sa conception de l’économie. Son essence est distributive : il a chassé le colon et il ne peut concevoir la fortune de tous que comme distribution du butin. On ne crée pas, on partage ce que Dieu ou le colon ont laissé ou donné. Il n’y a pas de conception de l’enrichissement que par la légitimité idéologique. On devient riche par l’Histoire, pas par l’effort. Et cette histoire peut être celle de la révolution, du sang, de la légitimité, de la filiation ou de la vitesse.

L’essence du régime est populiste et sa vision de l’économie est celle de la cantine.

Chaque étranger en visite dans ce pays sera effaré par le gros budget social que consacrent les lois de finances à chaque fois. Cela vous donne, à la fin de la chaîne alimentaire, des gens obèses, fainéants, vaniteux, colériques, addictifs et qui attendent la bouche ouverte et qui donc votent « bien », selon la laine et le berger, en herbivores et qui ne contesteront jamais un système de dealers qui les intoxique.

La seconde raison de la conception économique du régime est son intuition : il sait que s’il développe un secteur privé fort, une intelligentsia agressive, une classe moyenne stable et une économie libérale, la kasma reculera face à l’entreprise et Belkhadem restera enseignant et Saâdani danseur. L’ascension sociale ne se fera plus par les hanches ou la langue mais par la performance et le don. Le soutien populaire manquera car le soutien alimentaire disparaîtra. Du coup, le régime se retrouvera remis en question, acculé à la performance, dépendant des chiffres des bilans et pas des urnes seulement, poussé à rajeunir, mieux recruter, éclaircir ses idées et ses propositions.

Le moment de présentation d’un programme face à l’APN sera un moment fort et pas deux jours de bâillements et de rediffusions de vieilles recettes.

Car on en est encore là : une vision économique veillotte comme l’a remarqué un confrère, dépassée, terne, mécanique, alimentaire et autiste aux changements. Cela rappelle brusquement un propos d’un ancien Premier ministre au chroniqueur : nous n’avons jamais eu des lois aussi développées que les règles de partage du butin. Depuis des siècles. Vérifiables d’ailleurs dans les livres d’histoire. Une fatalité ? Oui, accentuée par deux mauvais sorts : l’énergie fossile et l’habitude de razzia. En 2013, le régime cherchera du gaz dans la roche. Il pourra en chercher même sur la lune. Sa survie en dépend. Car autrement, on sera obligé de travailler et là, on réalisera qu’on n’a pas besoin de lui. Et il mourra.

Donc on peut relire les derniers programmes économiques algériens, ou les premiers, dans les premières lignes de La Grande Maison de Mohammed Dib :

« – un peu de ce que tu manges !

Omar se planta devant Rachid Berri.

Il n’était pas le seul ; un faisceau de mains tendues s’était formé et chacune quémandait sa part. Rachid détacha un petit bout de pain qu’il déposa dans la paume la plus proche.

– Et moi ! Et moi !

Les voix s’élevèrent en une prière ; Rachid protesta. Toutes ces mains tentèrent de lui arracher son crouton.

– Moi ! Moi !

– Moi, tu m’en as pas donné !

– C’est Halim qui a tout pris !

– Non ! Ce n’est pas vrai !

Harcelé de tous cotés, le gosse s’enfuit à toutes jambes, la meute hurlante sur ses talons ».

 

Kamel Daoud

 


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015