Les enfants de Rodrigues, par Sandrine Ferron-Veillard
Cette sensation a commencé un 13 novembre, le lendemain de mon arrivée à Rodrigues. L’île Rodrigues. Par un petit-déjeuner d’abord sur une nappe bleue cousue de rubans rouges. Du riz, des lentilles, du potiron cuisiné avec soin, les soins de mon hôte dont le prénom aurait dû déjà m’éclairer. Héloïse. Son sourire d’abord, au téléphone, depuis l’aéroport de Port-Louis, à l’île Maurice. Un premier retard, un problème technique, un problème d’appareil, un problème de pilote malade, des passagers absents, des bagages à débarquer, cinq heures de retard. Par chance pas de vents violents, ce jour-là, je me souviens avoir regardé le ciel, je crois que le ciel était clair. Ses bras ouverts à mon arrivée, elle sur le seuil de son gîte, la terrasse entre nous, moi sur mes gardes. Où déjà ?
Rodrigues.
À une vingtaine de minutes à pied de sa capitale, Port-Mathurin, et de la gare routière, une maison au bout d’un chemin, surplombée d’une croix blanche, dressée sur deux étages, pas vraiment belle à l’extérieur, encore en travaux, des sacs de ciment posés devant. Deux papayers, des serviettes de bain et des draps sur une corde entre deux, deux cocotiers. Des poules et leurs poussins sur un tas de sable. Et une brouette fendue devant la porte.
Ce matin-là, et bien moins que les autres en d’autres terres, j’ai su que j’étais arrivé, bien arrivé. Je l’ai reconnue.
Doté d’une bonne carte, bonne ayant ici toute son importance, j’ai rejoint Pointe Coton au nord-est de l’île. Au moins quarante-cinq minutes de bus, trente et une roupies mauriciennes. Un bus peint en rose aussi lent qu’une vieille dame, des femmes, des petites filles joyeuses, des filles jeunes, leurs bébés dans les bras, et dans les bras décharnés des vieilles dames des paniers trop lourds. Des bouteilles d’eau. J’ai marché jusqu’à Trou d’Argent. J’ai longé la côte, sorte de sentier des douaniers, j’ai suivi la roche. La roche noire inhabitable. Le ressac qui taille les flancs de l’île, efflanquée, aussi râpeuse que le dos d’une tortue, ces tortues qui ont fait jadis sa fortune. La perte de l’espèce. J’ai traversé des plages, des plages vides de corps, des plages à perte de vue bordées de fils bleus, de forêts, des forêts de filaos. J’ai eu ce désir fou de m’y déshabiller, d’y plonger ma peau, me rouler nu dans le sable.
J’ai continué. La hauteur des vagues sans doute, furieuses, injurieuses. Je me suis arrêté pour déjeuner, arrêté par le fumet de ce barbecue installé sur la plage, juste pour la journée, du poisson grillé et une salade de papaye verte, lequel, j’ai su son nom plus tard dans la journée. J’ai continué. Peut-être ai-je discuté un peu, j’ai demandé si le chemin était bien celui indiqué sur la carte. Une femme native de l’île, soixante-dix ans, sans jamais le désir de s’en aller, pourquoi faire voyager, à peine quelques allers et retours à Maurice pour voir ses petits-enfants et son médecin. Un médecin créole parce que les autres, les Hindous, elle les craint, ils ne sont pas comme nous, ils se disent supérieurs à nous, eux ils ont fait des études, ils sont fonctionnaires, ils ont de jolis livres dans la tête et une jolie tête avec de belles phrases. Les belles phrases dans les livres elles t’enseignent le manque. Nous les livres on les a dans le cœur, sur la langue, les livres on les chante.
Elle se méfie de cette grande île électrique qui pense encore que Rodrigues est son grenier, la grande île où les hôtels de luxe sont des pollueurs, des écrans comme autant de drogues, des mirages ou des maisons closes, on y embauche mais on y crève. Là-bas, les routes sont des cimetières.
Nous, notre charme il ne se voit pas, il se vit, on le respecte, on garde nos chèvres, on conserve nos petits lopins, on pêche lentement et les ourites, on les pique, on en fait du bon, du bon piment. Ouritechez nous ça signifie poulpe. On et nous c’est pareil.
Elle souffre de diabète ou de problème cardio-vasculaire, j’ai manqué d’attention à ce moment-là. Varangue est le nom du poisson, à ne pas confondre avec cette pièce typique d’un navire. Soit. Ici tout le monde parle français, ici les gens ont leur propre langue et l’amour de la terre. La vie est un roman, Monsieur, mais parfois le roman est dur à entendre.
Pourquoi ai-je retenu que le 13 novembre est le jour de son anniversaire, j’ai retenu qu’elle était assise et solitaire, sa robe bleu azur et son panier rouge, la mer devant elle, minuscule tache sur la plage blanche, son monde à elle derrière elle. Je suis rentré, de nuit, par le dernier bus quittant Pointe Coton à cinq heures du soir, le bus fumant, la fumée noire des machines increvables. Héloïse m’attendait, son mari propriétaire d’un club de plongée, ses deux fils plongeurs qui assureront la suite, belle et douce et attentive aux bonheurs de tous. Nous serons sept à table ce soir, un couple de botanistes, des plongeurs donc, comme moi ils séjourneront sept jours.
J’avais sélectionné sur internet cet établissement prisé des plongeurs, la qualité du club, le prix défiant toute concurrence, je m’en moquais à vrai dire. Je n’avais jamais plongé, pas même payé pour effectuer un baptême ou mis la tête sous l’eau grâce à un tuba. Sentir le poids sur ma tête m’est insupportable. J’aime écouter les gens passionnés. J’aime leur compagnie, leurs réponses, les subtilités d’une journée, cette part dissimulée qui transpire, le soir, à l’apéritif le plus généralement, à cause d’une bière ou d’un rhum arrangé.
J’ai appris à être discret, à répondre aux questions des autres en les interrogeant, les faire parler d’eux afin qu’ils ne me voient pas.
J’avais choisi ce club pour la photo d’Héloïse.
Ainsi se décident les lendemains, le soir, lors de l’apéritif, les sages préoccupations du lendemain. Le repas identique servi à tous, la communion et l’excursion à faire ensemble, celle-ci plutôt qu’une autre, la météo à consulter s’il s’agit de prendre la mer, prendre la mer pour dire partir en mer mais la mer voyez-vous, elle blanchit, en trois semaines, les coraux ont blanchi, la température au-dessus de trente-deux degrés, la mer elle meurt, elle claque, le blanc, elle n’aime pas ça.
Pour faire de belles plongées, il faut aller vers le récif, ne pas avoir peur, il faut connaître les bons coins. Il faut préserver, le lagon fragile, le lagon malade, il faut les préserver les rêves des gamins. Demain, nous irons à l’île aux Cocos, réserve et site protégé. Pas de cocos, pas d’hommes, pas d’habitations, rien que des milliers d’oiseaux. Des « makwak » ou noddis bruns, chassés de Rodrigues par les hommes et les rats qui ont suivi les hommes. Ils posent pour vous ces oiseaux gris-noir, ils sont tout près de vous, un bel avantage pour vos photographies, leur œil dans votre objectif. Or si vous vous approchez de leur zone de ponte au cœur de l’île, au sol ils couvent leurs œufs et leurs progénitures, ils vous avertissent, volent en cercle au-dessus de vous, le raccourcissent, crient plus fort puis foncent sur vous et vous attaquent. C’est normal. Grâce aux hommes. Ils y sont chez eux.
Demain, j’irai à l’île aux Cocos. Voler un peu sur la mer, toucher la poudre des plages, les nuages, le ciel, les rivages, la mer volée aux oiseaux à peine quelques heures.
La langue ou l’identité des lieux, j’écouterai les claquements. Le vent, le respirer. Et le chant qui s’en échappe. Je me tiendrai au bord.
Héloïse veut savoir pourquoi je voyage seul, mon métier, pourquoi suis-je venu à Rodrigues. Parce qu’il y a forcément une raison, un itinéraire à suivre ou une motivation, une chose à faire. On ne voyage pas seul sans explication. J’ai éludé, j’ai pris un peu de distance, j’ai reculé la chaise. J’ai dit que je vivais au centre de la France, que j’étais géomètre, que je dessinais les territoires que je visitais, un par an, pour mon travail, pour des vacances, les découper seul pour être plus libre comme d’autres ont découpé le ciel pour mieux y circuler. C’est idiot. Quant à mes origines, les rides que mon visage affiche, elles sont réunionnaises. Je suis arrivé seul en métropole, trop jeune pour vouloir me souvenir de l’exil, déjà marqué par l’enfer de mes obsessions et le poids de la peur. La honte sur ma figure.
Elle n’a pas insisté. Pas tout de suite.
Farine « vient-viré » ou le fonds du maïs grillé, caramélisé, cuit la veille. Le « pang-maïs » est le petit-déjeuner qu’elle prenait enfant, trempé dans le thé Bois-chéri, thé noir mauricien parfumé à la vanille qu’elle me prépare chaque matin avec du lait cru. Enfant, elle chassait les crabes sur la plage, marchait pieds nus, courait derrière les chèvres, courait dans les montagnes, courait seule, gardait le troupeau de ses parents adoptifs, là ses moments de liberté. L’école, elle n’y est pas allée. Écrire ou lire, c’est venu à l’âge adulte. Au fond qu’importe, elle avait appris l’essentiel, elle avait appris à se méfier. Avant, il y avait eu un avant, avant elle était une enfant d’un village, un de ceux que les cirques réunionnais cachent, trop jeune pour savoir, elle se souvient néanmoins du voyage à Rodrigues, le bateau, sa poupée dans les bras, sa tante sur le quai. Sa poupée jetée sur le quai.
Je suis parti vite ce matin-là. Une fois de plus. Échapper aux échanges de confidences. J’ai sauté dans un bus, ou plutôt non, pas ce matin-là, je suis parti en suivant la route, sur le bord, la mer à gauche, j’ai marché jusqu’à Pointe Coton, j’ai marché douze kilomètres selon ma bonne carte. Baladirou, un point entre Pointe aux Cornes et Rivière Banane. Une plage surtout, une bâtisse en ruine, des chèvres, de fines cordes bleues, celles des pêcheurs, ces bouts de ficelle plastifiée d’un bleu azur que le sable absorbe, dénude ou abandonne. J’en ai lavé une dans la mer et l’ai accrochée à mon poignet gauche. Je suis resté longtemps, me semble-t-il, adossé à ce mur en ruine, à imaginer une vie ici, vivre ici, vivre d’ici, la mer pour objectif, l’oubli pour motif. Être enfin d’ici, un parmi d’autres et en être heureux. Heureux ou reconnaissant.
Reconnaissant de sentir l’odeur du café, un vrai café après une longue absence, les grâces d’une marque italienne jusqu’ici, la joie du naufragé recueilli. Une terrasse de fauteuils en rotin blanc à deux pas de la gare routière. Café gourmand, tiramisu et crèmes glacées. Elle est allemande, Dina, arrivée il y a dix-huit ans, venue d’abord en vacances avec ses parents, jeune-fille docile, logée avec eux dans la même chambre, l’unique hôtel à Pointe Coton, figurez-vous qu’à cette époque, c’était l’unique plage avec Mourouk, au sud. Le Sud impénétrable, au sud la mangrove. J’ai su immédiatement que cette île était la mienne, ma maison, mon identité et mon territoire, qu’ici je vivrai, qu’ici j’aurai mes enfants. Les Rodriguais. Leur histoire, leur devise. Je les ai chéris comme ma propre famille. J’ai su que je bâtirai ici mon abri. On a tous besoin d’un abri n’est-ce pas, mes parents sont rentrés, je suis rentrée avec eux puis je suis revenue. J’ai travaillé pour cet hôtel, avant les autres, j’ai travaillé pour les autres hôtels, deux boulots, je me suis mariée. Un premier mari.
Puis un second. Nous avons eu trois enfants, assez d’amour, assez d’argent pour ouvrir ce café, assez d’audace ou de folie pour subsister. Ma mère vient une fois par an, elle arpente l’île, fait des dessins avec ses petits-enfants, prend le bus, discute avec ceux qu’elle croise, s’assoit des heures, des heures à se taire, juste parce que c’est beau autour d’elle.
Travail, solidarité, fierté.
Le fruit à pain cuit à la vapeur, placé chaud dans l’assiette creuse, le beurre demi-sel placé dessus, le saisir en train de se dissoudre ou de s’étendre, et regarder par-dessus, la ligne d’horizon, d’un bleu céleste naturellement, la mer au fond, la mer au crépuscule, parce que j’ai décidé de partir tôt. De randonner de Baie aux Huîtres au Mont Tonnerre, de pousser jusqu’au village de Quatre Vents par la route puis Mont Lubin, y déjeuner et rentrer par Citronelle écrit ainsi, par la forêt, suivre le sentier jusqu’à Anse aux Anglais. Visiter le cœur de l’île, y entrer pleinement sans prendre le bus, laisser un temps le littoral, les écueils et le reste. Le goût d’un cœur d’artichaut. Le fruit à pain a cette saveur et la consistance d’un pain filandreux sorti du four. Au moins huit heures de marche. C’est ambitieux. C’est délicieux. Je veux surprendre, là, comment les gens grandissent, leurs paysages et leurs jeux. Leurs chagrins et leurs fatigues. J’ai retenu les visages de ces deux bambins croisés dans la montagne, pieds nus, les habits décousus, tachés, leurs arcs et leurs poches gonflées de cailloux.
L’enfant que j’aurais dû être.
Ils ont fait leurs arcs, eux savent quel type de bois employer, le plus souple pour chasser. L’un s’est mis un peu en retrait, un peu derrière, derrière mon dos, devant mon sac. Le second parle français, surtout créole, il ne va pas à l’école. Pas besoin, dit-il. Il me demande de l’argent. Je me retourne brusquement. Eux ne vont pas à l’école mais ont compris comment va le monde.
L’enfant que j’aurais pu être si.
Je veux me remémorer le bruit des cabris, peut-être sont-ce des cabris, la corne sur la pierre, le sel, le bois, les odeurs des frangipaniers et leurs formes, la forme que choisissent les odeurs. Les roches déchirées, la musique dans les maisons. Les fenêtres et les portes ouvertes. Ou des ouvertures coupées dans la tôle. Le béton. Les couleurs du lagon, le bleu, le vert mais pas seulement. Les araignées comme la main, des toiles comme des hamacs hissés entre les fils électriques. Les paysans dans les champs, entre autres, des champs de maïs, les chapeaux en vannerie, du vétiver, le beige et le bleu, leurs habits bleus. Les vêtements décousus, tachés, fonctionnels. Les tongs en plastique. Les casquettes, les motifs et les marques. Les marques sur ma peau, des nuées de moustiques après Citronelle et leurs brûlures. J’aurais dû m’en douter. La rivière Roseaux et les noms de Solitude, les traces que le grand-père de J.M.G Le Clézio a déposées sur les pierres. Les sites creusés pour un trésor. Les grottes pillées avant qu’il ne les découvre. Les ombres et leurs passages. Et celles qui demeurent au-delà, terribles, les mains et les empreintes. Je me souviendrai des arbres et de l’au-delà.
Je suis revenu par la route, la peur de me perdre ou pour la facilité du terrain, le goudron bien lisse, les voitures qui se conduisent à gauche, les pick-up à toute vitesse, les pick-up arrêtés le temps de commander une bière et une saucisse, ces fins de journée où la lumière est rouge, les barbecues allumés le long des routes, pour une saucisse ruisselante de gras et une bière glacée. Pour le plaisir des contrastes ou l’association des contraires.
Héloïse.
J’ai souri. J’ai pu enfin sourire.
Lorsqu’elle m’a apporté, afin d’apaiser mes piqûres de randonneur-amateur, un baume au miel et à la propolis, Rodrigues si célèbre pour son miel, un miel d’eucalyptus qui se déguste à la petite cuillère, de préférence à jeun le matin, le premier geste et le plus doux, corsé ou exquis, un des meilleurs au monde. L’eucalyptus est une plaie, il boit toute l’eau de l’île et l’eau est ici une denrée capitale. Est-ce ce soir-là que j’ai surpris son agacement, cette infime fissure dans son apparence. L’alcool sur la table comme chaque soir, c’est l’usage, ou est-ce une remarque du couple de botanistes au sujet de l’écologie, certes plus de sacs plastique sur l’île mais des ordures plein les fossés et que dire du cul des bus noir de fumée, c’est vulgaire, la fatigue probablement d’une journée trop dense. Héloïse. En plus de la maison, des hôtes, des siens, elle travaille. À Port-Mathurin, les horaires de bureau, de huit heures du matin à cinq heures du soir, elle travaille dans un bureau. Elle est mille choses, gère mille choses, elle ne sait pas dire non et son directeur le sait. Alors il abuse, pas beaucoup, un peu quand même. Elle est fonctionnaire, l’équivalent des Affaires familiales et sociales. Les aides à l’enfance. Les enfants orphelins, les enfants placés, en foyers ou familles d’accueil, les enfants déscolarisés, les enfants cognés, enlevés, violés, séquestrés, les enfants d’alcooliques, les enfants de femmes et d’hommes battus. Des hommes sont battus par leurs femmes, on en parle moins mais ça existe. Et elle, elle les côtoie tous les jours ces enfants qui voient tout.
J’ai été adoptée moi aussi. Je l’ai su à l’âge de treize ans, par les autres enfants, les enfants qui vont à l’école, les enfants qui écoutent les adultes parce qu’ils n’ont pas d’autre choix que de se soumettre à eux pour survivre. J’ai rencontré ma mère à l’âge adulte, j’ai vu son visage, j’ai su qu’il était trop tard, trop tard pour l’aimer. J’ai rencontré ma mère à l’île de la Réunion, une fois, ma mère dans un hôpital, ma mère qui ne parle plus, qui n’entend plus, ne veut plus voir. Ma mère avait eu un fils autrefois, le fils, nul n’a su me dire, il était mort avant ma naissance. Nul n’a pu me dire comment. Pourquoi. Ma tante maternelle, ma mère d’adoption, elle me racontait sans cesse la même histoire. La sienne. Les cinq gosses, des naturels, les cinq les uns après les autres, il faut les faire, les mettre bas, il faut les nourrir. Les gosses et autant de mains, voilà tout. Ma tante avait des chèvres, pas pour le lait ou le fromage, elle les saignait, elle les dépeçait, indifférente à ces monceaux de viande autour d’elle. Indifférente. Elle faisait aussi des beignets de poisson, des centaines de beignets la nuit qu’elle vendait le lendemain à Port-Mathurin au marché, que je devais vendre jusqu’au dernier à la gare routière. Comme mes cousins. L’effroi dans le nombril. La hantise des coups et du reste. Les odeurs ont des couleurs.
Mon oncle était Rodriguais, était pêcheur la nuit, le jour il était ivre. Le pauvre homme.
Moi aussi. Je suis allé le lendemain, au marché, à Port-Mathurin, dans les allées ombragées, les maisons coloniales, l’office du Tourisme, la bibliothèque, les noms des écrivains sur la tranche des livres, français, anglais, classiques, connus ou moins célèbres, Sir Benjamin Gontran, André Lélio Roussety, Janat Collet, j’ai cherché ceux qui auraient pu me parler d’avant. L’illettrisme avant, l’amour des livres maintenant. Interrogeant untel, ce jeune homme m’avouant son ennui ici, son espoir de travailler à Maurice, l’autre sa passion pour le kitesurf, Mourouk comme étant le meilleur spot, ou cet autre me parler de sa mère.
Sa mère de toute beauté, sa mère et son passé, sa mère et ses peines, discutant si librement avec moi parce que je suis l’étranger, parce qu’il est fier de ce qu’il est, parce que je suis l’étranger touché par la générosité de sa confidence, je suis l’étranger riche qui vient jusqu’à lui. Sa mère est brodeuse, il brode avec elle depuis l’âge de six ans, là toute l’intimité de son partage. Et sa bonté.
Son inquiétude quant à ces Français qui épousent des Rodriguaises, s’emparent des parcelles, rasent les cases, bâtissent de larges maisons en béton sans allure. Ils établissent des clubs de plongée sous le nez des gens, ces gens dont ils se disent les amis et à qui ils ôtent le travail des mains. Et que dire des choix politiques, lesquels, des choix écologiques qui vont à l’encontre du bon sens. Il faut faire des barrages, faire des captages, des châteaux d’eau, stocker l’eau plutôt qu’être dépendant de la distribution dictée par l’état. Voter contre ces choix faits pour une unique raison personnelle ou à court-terme, tenez par exemple les acacias plantés lors des périodes de sécheresse qui sont un poison pour la flore de l’île et l’eau, l’eau, toujours l’eau qui se dérobe. Les rivières des anciens sont à sec. Les nôtres seront polluées.
Lorsque les pluies sont trop fortes, les rivières débordent. La terre rouge coule jusque dans la mer et le lagon devient sang. Les sols fondent à cause de toutes les belles chaussées goudronnées, des chaussées et des véhicules, à cause de tous les arbres abattus pour y faire passer nos engins et nos constructions. Les facteurs sont toujours en uniforme. Mais les « boutiks » regorgent de produits manufacturés. Il n’y a plus de sacs plastique. Certes. Le tri sélectif est en cours. En attendant, la déchetterie est une décharge à ciel ouvert, les déchets y sont brûlés et les émanations de méthane auréolent les quatre éoliennes à proximité, véritables moulins à vent trop souvent en panne. Le vent qui n’est pas si vert d’ailleurs, si vertueux, les Rodriguais savent-ils comment on fabrique une éolienne, en attendant les Rodriguais vendent leurs terrains aux blancs mauriciens. Les amis blancs qui s’installent pour quelques semaines par an, les touristes qui ont des exigences. Les jeunes qui n’espèrent plus ont des douleurs insupportables, ceux qui ont des mères blanches et des pères noirs, ceux dont les pères se sont pendus. Et dans les mains ouvertes, les portables, internet et l’alcool, leurs stigmates. Les jeunes vibrent, rôtis par les drogues, les accidentés de la route, saouls, ils sont renversés par un pick-up, ils sont fous, ils veulent s’éclater, la tête calcinée, les jeunes éclatés ou cassés à vie.
La vie défigurée. La vie impraticable.
Je suis allé me recueillir sur la tombe de Philibert Maragon, né en 1750, mort en 1826, arrivé en 1794 à Rodrigues. Le premier cultivateur français de l’île, à lui et en lui les origines de l’île après François Leguat bien sûr. Bien sûr j’ai pleuré. J’ai cette obsession, en moi et en tout lieu, elle me suit depuis, au cours de mes voyages, elle est là devant moi toujours, assise sur la pierre tombale, l’image d’un petit-garçon et d’une petite-fille dont la taille serait celle d’un bébé. Un bébé dans les bras d’un petit-garçon, une poupée de chiffon, une robe bleue cousue de rubans rouges, et le bruit, le bruit dans la tête, la sciure du son et le mal de tête, les hurlements de la séparation.
J’ai dû rentrer en bus, le dernier attrapé à la volée, le chauffeur et la musique, du séga accordéon ou du séga tambour, ils sont deux, le second encaisse les roupies en fredonnant sa journée ou ses misères, ce bout de papier blanc imprimé qui sera jeté dans la minute qui suit, l’encre déjà effacée. Je les ai tous conservés jusqu’au dernier jour. Le dernier jour donc, la mer, les roches acérées, le noir, le bleu, le vert mais pas seulement. Les anses en forme de bouteille. Les sables blancs où s’enlisent, une dernière fois, mes images manquantes et leurs contours informels.
Les traits, les détails, quel aurait été son visage, quel visage aura-t-elle, bébé petite-sœur. J’ai eu ton visage devant moi, le mien petit-garçon, arrivé seul en France, le cœur creusé, famille aux visages blancs et aux gestes polis. Travaille bien à l’école, fais ta prière le soir et ne fais pas de vagues surtout.
Le dernier jour, elle m’a serré dans ses bras, tellement fort, Héloïse, elle m’a gardé longtemps, dans ses yeux, il aurait fallu me dire, mais non, elle est trop pudique pour cela, ou trop intègre, pour le soutenir, ce savoir-là. Serrer nos deux âmes réunies par les grâces de l’arbitraire, et taire nos pourquoi, accepter qu’il n’y aurait plus d’explications, hormis le pratique ou le contexte, la pulsion ou l’envie, la culpabilité ou l’indifférence. Ou rien. Ces yeux qui demeurent les mêmes du premier cri au dernier souffle. Les reconnaître et ne se tenir qu’à cela. Chère Héloïse. Ton mari, tu n’en parles pas. Comme un transfert, de cette lente toxicité du quotidien qui glisse de l’un à l’autre, se répand, prend toute la place. L’amertume si fidèle. Vos défauts ont grandi, ils ont envahi votre couple, investi la place entre vous, rouillant les barreaux de votre lit. Il porte les tiens, tes défauts, tu as pris les siens et vous vous détestez amèrement pour cela. Tes deux fils. Le second, vous l’aviez adopté. Faire comme si pour ne pas faire comme vos parents respectifs. Et vivre encore, le corps en vibration pétri d’énigmes. Il faut me conduire à l’aéroport mais toi tu ne conduis pas, tu ne l’as pas appris. Tu as trop peur de mourir les mains sur un volant, les os broyés dans la tôle.
Je ne pourrai plus oublier cet arc-en-ciel au-dessus de ta maison, la croix anodine au-dessus, le double arc-en-ciel de chez toi à l’aéroport, à Plaine Corail. La sensation d’être près de toi. Je connais le chemin désormais, le nom des points sur la carte, tous ces sillons que j’emprunterai demain. Je n’ai plus besoin de disséquer le monde, me dissoudre, de voyager pour fuir. Je suis sauvé. La trappe du corps et du hasard. Attiré par la force de ta figure et son émanation. Ta photographie. L’éclair du souvenir sauvegardé dans la chair. J’ai pu ainsi remonter le fil.
Une robe bleu azur et un sac à main rouge.
Le bleu autour de mon poignet, le rouge, les épreuves et leur lumière, et le temps étiré sans entraves, le temps que nous nous consacrerons sans compter. Libres. Nous serons liés par l’amour, follement humains sur un seul fil, reliés par les fissures du sol, les cendres, et les racines des vacoas qui se tiennent ici. Le rouge, le lagon bleu et vert mais pas seulement et la mer bleue, la mer noire, la mer là-bas. Nous serons le vent, nous serons les étoiles, guidés par les étoiles, elles nous souffleront quand dormir, comme lorsque nous étions petits, un nom pour chacune pour ne jamais effacer ce que nous avons choisi. Nous serons nos ancêtres, nous serons nos mystères, ce n’est qu’ensemble que nous scellerons notre engagement à vivre.
Sandrine Ferron-Veillard
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