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Les cloches, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino le 04.09.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Iles britanniques

Les cloches, Iris Murdoch, traduit de l’anglais par Jérôme Desseine, Folio, 1985, 416 pages, 11,10 euros

Les cloches, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)

 

Humour, émotions, rebondissements.

 

Dora Greenfield a accepté, malgré ses inquiétudes et la mise en garde de Noël avec lequel elle a une liaison, de rejoindre son mari Paul, « résignée comme les êtres qui dans leur vie n’ont encore jamais triomphé. » Elle avait pourtant trouvé la force de quitter cet époux plus âgé qu’elle, possessif et autoritaire, installé provisoirement à l’Abbaye d’Imbert où il mène des recherches.

Là vivent, dans un château, les premiers membres d’une communauté laïque et, derrière une imposante enceinte, des religieuses cloîtrées. Michael Meade, propriétaire du domaine, et James Tayper Pace, quoique n’en ayant pas officiellement le titre, font figures de chefs auprès de Mark et Margaret Strafford, de Patchway, de Catherine et de quelques autres illuminés.

Arrivé par le même train que Dora, Toby Gashe a suivi son maître James pour une retraite avant son entrée à Oxford. Il est immédiatement, comme Dora, fasciné par le lac au cœur de cette propriété ancestrale. Toby le traverse en bac pour rejoindre son logement partagé avec Nick Falway, marginal alcoolique et frère jumeau de Catherine.

Un grand événement se prépare : la livraison d’une cloche neuve pour le monastère. L’évêque, les habitants du village et même la presse participeront à la réception dont l’écho devrait attirer de nouveaux donateurs et des membres supplémentaires nécessaires à la survie de la communauté.

En attendant, chacun relève ses manches pour que la cérémonie soit une réussite. Mais entre gaffes à répétition, complications amoureuses, contretemps matériels, rivalités et désirs exacerbés, rien n’est moins sûr que celle-ci. Surtout si la légende qui plane sur le lac rattrape la réalité.

 

 

Un roman existentialiste.

 

La romancière entame son histoire au moment où Dora, « ayant de son moi un goût de plus en plus frénétique », prend « davantage conscience de son existence. » Et s’est après avoir aperçu « son image dans le grand miroir » qu’elle considère que « somme toute, elle existait, elle Dora et personne, non personne n’arriverait à l’annihiler. » Ses prises de conscience successives devraient la conduire à prendre à s’engager dans l’existence sans se laisser, dans une sorte d’enfance prolongée, ballotter par la vie.

Michael Meade, pour sa part, est à la croisée de chemins qui rappellent les trois stades de l’existence tels que le philosophe danois Kierkegaard, fondateur au XIXème siècle de l’existentialisme, les évoque dans son œuvre.  S’il se contente de suivre ses penchants naturels, il ne connaîtra que le stade esthétique de l’existence, dont l’archétype est la figure de don Juan, du séducteur. Au fur et à mesure que se révèle son passé, il apparaît qu’il a souvent cédé à cette tentation et se serait laissé dominer par elle si des obstacles légaux et moraux autant que son désir, contradictoire, de devenir prêtre, ne l’en avaient détourné.

Car la voie religieuse s’offre aussi à lui. Empruntée par les moniales de l’Abbaye d’Imbert sous la houlette de leur charismatique mère Claire, elle est le choix de Catherine, sur le point de prononcer ses vœux. Par contraste, les velléités de Michael pour devenir prêtre en font un personnage veule. Mais il faudrait alors juger de même tous les autres membres de la communauté, vacillant entre règles sacrées et vie séculière. Leur soumission, même s’ils rechinent quelquefois, à un système lui-même oscillant entre plusieurs modèles, n’est-elle pas la marque de leur incapacité à être responsables d’eux-mêmes ? En tout cas, l’immaturité de la plupart d’entre eux est frappante.

Reste, dirait Kierkegaard, le mariage (stade éthique), envisagé comme un remède contre le péché et un pas vers la foi. Mais celui de Paul et Dora s’avère être un fiasco. Quant à l’union des époux Strafford, elle paraît assez fragile, qui a recours à la vie communautaire. Michael quant à lui n’envisage pas le mariage. Il est homosexuel.

 

 

Un roman « inclusif » avant l’heure.

 

Murdoch aborde de façon singulière l’homosexualité en la considérant comme une question parmi d’autres dans le roman et comme une manière d’exister possible au même titre que l’hétérosexualité ou l’absence de sexualité. Ainsi, malgré toute la méfiance qui s’impose devant la facilité moderne de l’adjectif « inclusif », l’approche de la romancière l’est au sens propre puisque dans Les Cloches, comme dans de nombreux de ses autres titres d’ailleurs, préférence sexuelle et mode de vie de chacun participent à l’intrigue sans être en eux-mêmes un problème mais parce que la société fait de la différence, et en particulier en matière de sexualité, un problème de norme.

Pour mesurer cette singularité, soulignons que le roman paraît seulement quatre ans après le suicide du mathématicien Allan Turing, condamné à la castration chimique pour homosexualité. En ne s’inscrivant pas délibérément dans ce que nous appellerions aujourd’hui la littérature LGBT mais en traitant de sexualités considérées par la morale et les lois juridiques de son époque comme déviantes, Murdoch tend à une normalisation contre le déni.

Or, ce déni est d’autant plus difficile à éradiquer que l’éducation est parvenue à l’imposer aux premiers intéressés. Ainsi Michael, malheureux que ses goûts lui ferment toute perspective professionnelle, ternit-il de façon contradictoire ses propres espoirs : « Qu’il fut peut-être possible, un jour, dans une société meilleure et différente, d’entretenir des relations homosexuelles, il sentait qu’il devait y rester étranger, d’ailleurs, convaincu, quel que fût le monde dans lequel il vivrait, qu’il le jugerait, pour diverses raisons, comme très malfaisant. » Il sait pourtant que « Dieu l’avait créé ainsi et il ne pensait pas que Dieu eût fait de lui un monstre. »

Il en serait pourtant un aux yeux de son ami James, qui juge – pré-juge serait - un autre personnage sur de simples apparences : « Il me fait l’effet d’une tapette. […] Ce sont toujours des fomentateurs de troubles, croyez-moi. J’en ai connu de ce genre. Ils ont en eux quelque chose de destructeur, une sorte d’animosité contre la société. » Et James de prêcher, devant la communauté, comme s’ils étaient une évidence naturelle, des principes moraux culturellement construits (car Murdoch nourrit sa fiction littéraire de références implicites puisées dans la philosophie).

Découvrir alors, à l’adolescence, qu’on préfère peut-être des partenaires de son propre sexe est un véritable cataclysme : « Dans la mesure où il avait jusqu’alors médité sur ce penchant, il l’avait considéré comme un mal bizarre, une perversion aux raffinements mystérieux, répugnants dont étaient affligés un petit nombre d’infortunés. » En effet, c’est à travers le prisme des chuchotements entre pensionnaires, de l’étude des textes antiques et des virulentes condamnations proférées par son père que Toby découvre la sexualité, non à travers ce qu’il ressent intimement. Mais que peut-on apprendre sur soi d’une unique expérience qui nous a saisis par surprise ? Une expérience différente l’aidera dans sa quête.

Le lecteur pourrait cependant être embarrassé : en livrant une représentation aujourd’hui caricaturale des amours entre hommes, détournements, par des adultes vicieux, de jeunes innocents, Murdoch n’entretient-elle pas les préjugés ? Les représentations très différentes dans d’autres de ses romans la lavent de ce soupçon. La véritable question est, pour nous lecteurs : quel sens aurait l’angélisme au nom d’une soi-disant normalisation de l’homosexualité ?

Parce qu’elle n’est pas militante, l’œuvre de Murdoch est puissante : elle renvoie, à travers toutes sortes de caractères et de situations, à des interrogations, essentielles pour elle, sur le bien et le mal. Or, si cette réflexion est indéniablement tributaire de son contexte, de son temps, elle exige de chacun qu’il examine avec sincérité ses raisons de juger les autres et de se juger lui-même en termes de bon ou de mauvais. Cette question-là met en jeu la capacité à penser par soi-même, condition nécessaire préalable à tout engagement.

 

 

Alors une ou des cloches ?

 

Le singulier ou le pluriel du titre est d’autant moins anecdotique si on se réfère à ce que l’époux et biographe d’Iris Murdoch, John Bayley, considère comme un épisode vécu ayant nourri l’imaginaire de la romancière.

Au début des années 1950, le couple entreprend, dans une vieille automobile, un long voyage vers l’Italie. Chaque étape est ponctuée d’une baignade en eau vive, activité dont Murdoch a raffolé sa vie durant. Or, de passage dans le Pas-de-Calais, barbottant dans un affluent de la Somme, tous deux débusquent dans la vase « un objet ressemblant à une amphore grecque ou romaine couleur de terre et fêlé en un ou deux endroits. Il était, de toute évidence, récent – nous discernâmes le nom de la marque estampillé sur le fond […] L’épisode le plus frappant du roman suivant, Les cloches, sortit sans aucun doute de cette rivière. »*

Le roman paraît en 1958 sous le titre The Bell. Pourquoi l’avoir traduit au pluriel ? Est-ce réellement une trahison ou la proposition – l’imposition ? - d’une lecture en effet possible ? L’intrigue repose, certes, sur deux cloches, celles-ci formant comme un balancier entre le caractère légendaire tragique de la plus ancienne et anachronique et dérisoire, dans le monde moderne, de la toute neuve. Mais par le singulier, Murdoch n’invitait-elle pas chaque lecteur à se frayer sa propre voie, unique, répondant à un appel que lui seul entend car il est celui de sa liberté intérieure ?

 

*John Bayley, Élégie pour Iris, éditions de l’Olivier, 2011.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

Iris Murdoch (1919-1999), ancienne élève de Wittgenstein, enseigne à Oxford où elle se fait connaître par un essai sur Sartre avant de publier son premier roman, Sous le filet. Les suivants, comme ses publications philosophiques, interrogent la création artistique et ses rapports avec l’existence.



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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr