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Les Bésicles (Augenspiegel), suivi de Vie de Reuchlin, de Philipp Melanchthon, Johannes Reuchlin (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 17.05.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Histoire, Les Belles Lettres

Les Bésicles (Augenspiegel), suivi de Vie de Reuchlin, de Philipp Melanchthon, Johannes Reuchlin, Les Belles Lettres, 2022, trad., Jean-Christophe Saladin, Hélène Feydy, Delphine Viellard, Yves Grimonprez, Olivier Sers, 448 p. 55 €

Edition: Les Belles Lettres

Les Bésicles (Augenspiegel), suivi de Vie de Reuchlin, de Philipp Melanchthon, Johannes Reuchlin (par Gilles Banderier)

 

Dans le tableau sinistre de la persécution des Juifs en Europe (le monde arabo-musulman forme un autre chapitre, guère plus reluisant) à travers les siècles, où la haine anti-juive court comme une basse continue, il a existé – avant l’époque moderne – des épisodes plus retentissants que d’autres, sortes de stridulations hystériques, comme la controverse de 1240 opposant des représentants de la brillante école talmudique française à un Juif converti, Nicolas Donin, controverse qui aboutit à la destruction par le feu de charrettes entières remplies de manuscrits du Talmud. D’autres vagues d’autodafés (quand on se contentait de brûler les livres…) suivirent.

Il s’agit en l’occurrence d’une autre polémique, à la fois complètement dépassée et d’une actualité brûlante ; une polémique née dans une Allemagne qui n’existait pas et à la place de laquelle on trouvait une mosaïque compliquée de principautés, de duchés, de margraviats, mais dont la toponymie – Munich, Dachau, Nuremberg, etc. – résonne d’un écho sinistre ; une polémique appartenant à un autre monde, celui du latin et des langues vernaculaires qui aspiraient à atteindre la dignité ; une polémique lancée et alimentée par des érudits à la fois faméliques et passionnés, recherchant la protection des pouvoirs en place, des érudits qu’on se représente perchés sur des in-folios poussiéreux, la plume à la main, s’invectivant à grand renfort de citations latines et de références absconses.

Comme Nicolas Donin, dont il n’avait sans doute jamais entendu parler, Johannes Pfefferkorn (1469-1524) était un Juif converti et qui voulait le faire savoir, prêchant la conversion de ses anciens coreligionnaires et publiant à cette fin de nombreux libelles. Il demanda à l’empereur élu Maximilien que l’on confisquât et que l’on détruisît les livres juifs – au premier rang desquels, bien entendu, le Talmud. Le monarque, qui avait d’autres problèmes plus urgents à régler, temporisa en renvoyant la décision à un collège d’experts, qui se prononcèrent tous en faveur de Pfefferkorn et de son autodafé. Tous sauf un : Johannes Reuchlin.

Né à Pforzheim (le lycée de la ville porte aujourd’hui son nom) en 1455, Johannes Reuchlin fut, à l’instar d’Érasme (et davantage encore) qui, de Rotterdam à Bâle, en remonta le cours, un homme du Rhin, des coteaux où les vignes s’étagent en descendant vers le fleuve majestueux. Reuchlin avait étudié à Bâle, puis à Paris et à Orléans, où il s’était intéressé à l’hébreu et à la kabbale, au point de devenir une autorité dans ces deux domaines. Il correspondit notamment avec un imprimeur anversois installé à Venise, Daniel Bomberg, qui publiera à partir de 1520 une admirable édition du Talmud, à laquelle on se réfère toujours (les indications utilisées pour se repérer dans l’ouvrage correspondent à la foliotation de l’édition Bomberg).

Lorsque Pfefferkorn lança sa polémique contre les livres juifs, Reuchlin était, selon les normes de l’époque, sénescent (il avait 56 ans), mais il possédait encore l’énergie et la combativité de la jeunesse, alliées à l’érudition et à la sagacité de quelqu’un qui a beaucoup lu et vécu. Il publia en août 1511, quelques mois après qu’Érasme eut fait paraître son Éloge de la folie, les Bésicles (Augenspiegel, littéralement « miroir des yeux »), réplique à Pfefferkorn, qui fut brûlée en place publique. Naturellement, Reuchlin n’en resta pas là. La querelle s’envenima et s’étendit, chaque protagoniste cherchant à prendre les autorités à témoin et à recruter des disciples. Pfefferkorn enrôla ainsi sous sa bannière un personnage aussi estimable et intellectuellement impressionnant qu’Ortvinus Gratius, à qui Rabelais (Pantagruel, chapitre VII) aurait attribué un Ars honeste petandi in societate. Reuchlin eut, en matière de renfort, la main heureuse, ainsi qu’on le verra.

À mesure que la polémique s’étendit, elle s’internationalisa également. La puissante Sorbonne fut sollicitée. Elle était demeurée ce qu’elle avait été tout au long du Moyen Âge, pendant le Grand Schisme, et que décrivait admirablement Jean Raspail dans L’Anneau du pêcheur : « L’Université de Paris offre en effet, à cette époque, la plus puissante et la plus représentative concentration de belles consciences qui puisse se trouver en Occident. Elle siège sur la montagne Sainte-Geneviève qui en restera longtemps imprégnée. Héritière du grand Sorbon, dominée par la théologie, discipline hégémonique qui régit la pensée du temps, elle est reconnue, en cette fin de siècle, comme la plus haute autorité religieuse du monde chrétien après le pape […] Il suffit de savoir que c’est l’Université de Paris, vendue aux Anglais et aux Bourguignons, unanime derrière son chancelier Pierre Cauchon, qui s’acharnera trente ans plus tard sur Jeanne d’Arc, menant de bout en bout le procès dans tout l’éclat des vanités ». Comme il était facile de le prévoir, elle condamna à son tour les Bésicles et, avec elles, le Talmud.

Pendant ce temps, dans l’espace germanophone, les procès se poursuivirent. En 1515, Reuchlin vit les rieurs se ranger à ses côtés grâce aux Lettres des hommes illustres d’Ulrich von Hutten, qui ridiculisait les adversaires de l’hébraïsant rhénan. En 1520, les Bésicles furent définitivement condamnées à Rome par le pape Léon X (qui soutenait pourtant Bomberg dans son entreprise d’édition du Talmud) et, la même année, l’élection de Charles-Quint signa la défaite de Reuchlin, qui mourut peu après, suivi un an plus tard par Hutten.

On trouvera dans cet excellent volume, à la typographie quelque peu austère (les notes figurent en marge du texte, ce qui est fort bien, mais imprimées en gris pâle), des textes qui, contrairement aux Lettres de Hutten (traduites par Laurent Tailhade en 1924, puis par J. Priel en 1933), n’avaient jamais été publiés en français. Les Bésicles sont, bien entendu, le morceau principal, cortégées par la Vie de Reuchlin due à son petit-neveu, Philip Melanchthon, et par les textes des condamnations parisienne et romaine. Cet ouvrage devra figurer dans toute bibliothèque seiziémiste et forme un jalon essentiel du philosémitisme chrétien, moins tapageur que son contraire maudit, mais qui n’en constitue pas moins un authentique courant de pensée, allant de Reuchlin à Pierre Boutang, en passant par dom Calmet et l’abbé Guenée, l’hôte et le contradicteur de Voltaire.

 

Gilles Banderier

 

Johannes Reuchlin (1455-1522) fut un théologien, philosophe, et le premier hébraïste allemand non-juif.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).