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Léon Bloy : Exégèse des lieux communs (2/3)

11.02.13 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

Léon Bloy : Exégèse des lieux communs (2/3)

 

À ce point, on peut se demander quel est le sens d’une exégèse des lieux communs puisque, réducteurs par essence, ils résistent au symbole comme à l’allégorie et ne délivrent tous qu’un même simpliste message.

En fait, l’exégèse des lieux communs doit mettre à jour non un sens second implicitement compris dans l’expression, mais bien le Sens en tant qu’occulté par le ressassement. Ce que cette vulgate donne à voir dans son inanité même, c’est l’Autre en tant que perpétuellement bafoué, comme dans « un sombre miroir plein de la Face renversée de ce même Dieu quand il se penche sur les eaux où gît la mort ». Si bien que c’est dans l’insignifiance, la bassesse et l’ordure qu’il faut à ce moment de corruption de la parole chercher quelque révélation. Si l’on pose comme Bloy que les hommes parlent la langue que Dieu a parlée, quelque chose du Verbe même infiniment assourdi doit s’y faire entendre, fût-ce sous la forme de ce qui fait défaut. La vérité déniée dans ces propos fait nécessairement retour comme une sorte de symptôme que l’exégèse se donne comme tâche d’interpréter « des mots plus qu’humains [qui] rôdent comme des loups autour de ceux qui en abusèrent. Ils sont dans la nécessité invincible d’exprimer n’importe comment et à quelque prix que ce soit une réalité indiscutable ».

Aussi la résurgence du Verbe au lieu de son occultation ne peut-elle s’accomplir que de façon ravageuse en menant la destruction à son terme ; et c’est pourquoi ces vains parleurs sont à leur insu de redoutables prophètes, prononçant des oracles dont Bloy donne cette traduction : ce qu’ils annoncent est le dernier homme revenu au mutisme des bêtes et son jugement impitoyable.

Pour Bloy, le lieu commun est la langue du bourgeois à qui il le rapporte systématiquement. On remarquera d’abord que la langue dite commune, avec tout le bon sens dont elle est créditée, légitime en fait souvent les intérêts d’un groupe sous couvert de les universaliser. La « morale » du lieu commun conforte le bon droit des uns en avisant les autres d’avoir à rester à leur place. Il se vérifie d’ailleurs aujourd’hui couramment dans un discours politique volontiers patelin que c’est surtout là où s’exerce l’injustice qu’on invoque le plus volontiers la caution du sens commun.

Depuis le XIXe siècle, la dénonciation des poncifs est liée à la satire d’une classe qui tout en étouffant les aspirations révolutionnaires bouleverse les anciennes hiérarchies et les formes de discours qui leur étaient associées ; les lieux communs ne sont plus alors les tropes obligés de l’ancienne rhétorique, mais les banalités d’une conversation de boutiquiers. Bloy s’inscrit dans cette lignée, tout en soulignant la valeur allégorique du terme : le « vrai Bourgeois, […], c’est-à-dire l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser » est une figure de la suffisance, au double sens de la vanité et de la négation de l’Autre. Il se comprend dans la sorte de triade qu’il forme avec le Pauvre et le Poète qui marquent respectivement la place du manque et de l’excès créateur, l’un et l’autre déniés par le bourgeois.

C’est donc un terme complexe qui nomme une appartenance sociale, mais aussi plus généralement un ethos et une représentation du monde.

Dans l’Exégèse, le « bourgeois » appartient à une catégorie sociale assez large où se rencontrent des commerçants, des fabricants en tout genre, des comptables mais aussi des sages-femmes, des employés d’administration, pourvu qu’ils aient « du pain sur la planche ». Idéalement, le bourgeois est un entrepreneur pour qui l’ultime réussite est de « monter une affaire », « autant dire monter un coup ou se monter le cou », note Bloy en commentaire de ce lieu commun dont la version contemporaine « monter sa boîte » marque un degré de plus dans l’ajustement du monde à la mesure bourgeoise. Ce nanti est souvent un parvenu qui à force de petites mesquineries : « les petits ruisseaux font de grandes rivières » et de crapuleries diverses a établi sa situation : « petit à petit l’oiseau fait son nid ». Il va de soi qu’il est propriétaire et toujours prompt à persécuter le malheureux en retard sur son terme. Entièrement voué à l’argent, il n’a pour livre de chevet que son livre de comptes.

Il y a un (mauvais) goût propre au bourgeois qui, fuyant tout ce qui pourrait évoquer la souffrance et la mort, affectionne le rose et voudrait être « mis dans un cercueil rose, au milieu d’une église tendue de satin rose ». La description de la maison du marchand d’huile donne un parfait exemple de kitsch mêlant luxe ostentatoire et mesquinerie avec son crépi d’une blancheur à rendre « ophtalmique », son « amour espiègle en simili bronze » tenant un maigre jet d’eau au milieu d’un bassin monumental, ses « rocailles et plomberie d’agrément », et, dans ce « jardin bouilli », un « berceau de vigne vierge et de glycines complètement grillées dont la seule imagination d’un brûlé vivant aurait pu implorer l’ombrage ». Tout cela surveillé par un chien galeux et cerné « d’un mur de geôle crénelé de culs de bouteilles ».

Moralement, le bourgeois est un cochon, entiché de jouissances matérielles : « tout pour la panse » est sa devise. Cupide, toujours soucieux d’amasser en tirant profit de tout et de chacun, il considère l’argent comme la valeur suprême. Son exigence éthique s’en trouve singulièrement réduite. Beaucoup des lieux communs ont d’ailleurs une vertu autorisante : « à l’impossible nul n’est tenu ». Ils couvrent les petites turpitudes : « Où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir » et justifient l’appétit de jouissance. Le bourgeois est un homme de la bonne conscience, peu tiraillé de doutes, qui trouve toujours à se tirer de l’embarras moral. Pour peu que « l’honneur des familles » soit sauf et la respectabilité intacte, il n’y a pas de mal à se faire du bien, dirait-on aujourd’hui, fût-ce au détriment du prochain (ce qui en est souvent la condition). L’égoïsme du bourgeois est absolu, il n’a aucune compassion sauf pour soi-même, se plaignant de tout désagrément qui peut lui arriver : « Je n’avais pas besoin de ça ! », avec cette conviction, due à la haute opinion qu’il a de sa personne, que tout, y compris un bonheur sans mélange, lui est dû. La souffrance des autres le laisse par contre complètement indifférent. Si le monde n’est pas complètement rose et qu’il doit y avoir quelque peine à endurer, autant la laisser aux autres, et particulièrement à ceux qui le servent et à qui sont réservés ceux des lieux communs qui prônent les vertus d’acceptation : « Tout le monde ne peut pas être riche». De même, envers celui qui vient troubler sa jouissance par quelque demande inspirée par la détresse, le prenant par exemple au sortir d’un bon repas, il se montre volontiers moralisateur, rappelant au pauvre (ou aujourd’hui à « l’assisté ») ce qu’il y a de honteux à « tendre la main ». Enfin, il n’hésite pas à traiter comme un chien celui qui lui paraît un poids, le prochain dont on ne peut plus tirer aucun profit ou qui n’a plus la force d’aboyer, le malade, le fou, le vieux que l’on envoie croupir à l’hôpital pour s’en débarrasser. Le cynisme est un trait durable du bourgeois qui se perpétue comme dieu des chiens.

Le bourgeois, chez Bloy, est enfin une figure « métaphysique » : l’homme du relativisme pour qui « Rien n’est absolu ». Toutes les opinions lui paraissent défendables et relever plutôt des goûts dont on sait qu’ils sont « tous dans la nature » que de la vérité, critère fort dépassé quand tout est rapporté à l’étalon Argent. Cependant, s’il juge bon sur un sujet d’entendre plusieurs sons de cloche, la prudence lui commande en fin de compte de « hurler avec les loups » selon la maxime opportuniste apparemment « léguée par un vieux chien ». La lâcheté, on l’a noté, est un trait indécrottable du bourgeois.

Ce matérialiste tient avant tout à préserver son bien-être physique : « ménage ta viande, c’est ce que tu as de plus précieux et ça ne se remplace pas ». La satisfaction de ces besoins végétatifs exige d’« être pratique » et de ne pas se laisser entraîner par quelque rêverie intempestive à baguenauder « dans les nuages ». Si le bourgeois se soucie du ciel, c’est seulement pour savoir quel temps il fera, sujet qu’il affectionne à ce point que Bloy en vient à supposer que « la science météorologique a dû naître dans une boutique d’épicier ».

La vision bourgeoise du monde n’a rien de tragique : certes, « Tout n’est pas rose dans la vie », mais « Il ne faut pas non plus tout voir en noir ». Le bourgeois aspire au bonheur. Il se garde donc de tout questionnement ou sujet d’inquiétude. Et voile par de paisibles euphémismes l’agonie : « il ne s’est pas senti mourir » et la mort : « on dirait qu’il dort ».

Le bourgeois est l’homme qui « se fait une raison », expression dans laquelle s’entend à la fois la volonté de maîtrise et le renoncement à tout idéal ou utopie. Homme de son temps, il s’en remet à « la science pour aller vite, la science pour jouir, la science pour tuer », mais en premier lieu à la médecine : « la santé avant tout » et se penche avec délices sur les purulences du corps et l’infiniment petit des microbes. Bien entendu féru de technique –, le bourgeois, c’est aussi l’ingénieur des ponts et chaussées –, il place l’invention bien au-dessus de toute création. C’est pourquoi Bloy voit se profiler dans son contemporain la version moderne du Bourgeois : non plus « le bourgeois antique, ennemi des aventures mais le bourgeois casse-cou qui ne [veut] plus entendre parler d’aucune barrière », celui qui désormais veut tout.

« Bourgeois » nomme donc autant qu’une appartenance sociale, une posture existentielle dont Bloy montre qu’elle est inséparable d’un certain usage à la fois réducteur et « crapuleux » de la langue.

Il faut comprendre au sens fort, configuré par la pensée chrétienne, l’incarnation du Lieu commun dans le bourgeois. L’usage que nous faisons de la langue, comment nous la traitons et à quoi nous la faisons servir, a valeur historiale et engage ce qu’il en est à un certain moment de l’homme, et c’est bien sûr le profond enjeu d’un texte où se sent la terreur devant la puissance avilissante d’une parole bourgeoise désormais dominante.

 

Françoise Quillier


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