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Lents ressacs, Myette Ronday (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 28.02.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Lents ressacs, Myette Ronday, Les éditions Sans Escale, mai 2023, 102 pages, 15 €

Lents ressacs, Myette Ronday (par Marc Wetzel)

 

« Si l’on s’en sort, on ne sera plus

semblable à soi-même, mais que craindre ?

On ne devient jamais que ce qu’on mérite d’être.

Il va falloir se faire confiance » (p.70).

Le ressac, c’est comme un incessant naufrage de vagues sur le littoral, et en même temps leur perpétuelle reformation : leur va-et-vient, qui fait comme un Eternel Retour du pauvre, ou une bougeotte finale de l’immensité liquide, ne laisse en tout cas rien tranquille sur la grève, y ballotte les objets, rejette et ramène tout ce qui y arrive et échoue à s’installer.

C’est comme un piétinement grandiose, qui à la fois enveloppe tout (comme un gigantesque sac à événements) et déloge chacun des êtres (comme l’autre tonalité de sac en français – qui insiste sur la grossièreté de l’étoffe, la mollesse de l’emballage, le nid d’embrouilles, la cache suspecte du contenu, le départ forcé ou la part du pillard… saquer, mettre à sac, avoir des tours dans son sac, et même donner son sac à quelqu’un, le congédier – comme le faisait l’Inquisition en « offrant » au condamné – quelle sobriété pénitentielle, alors, devant le bûcher ! – l’ultime vêtement, élémentaire et vite noirci, d’un sac sacrificiel). Ressac dit donc beaucoup, comme va-et-vient de la fortune (qui fait qu’on récolte toujours autrement qu’on ne sème) et bonds sur place, ressassement névrotique, pure alternance de découvrirs et de recouvrirs (dynamisme cloué ou au piquet) –, qui renvoie à la nausée réelle de tout bilan : qu’aurai-je finalement rangé d’utile, et transporté d’authentique… dans ma besace à présences ? Avec, c’est vrai, cette exigence de lenteur (des ressacs) que donne le titre du recueil – qui est elle-même ambivalente, car ce peut être la lenteur d’un ralenti – qui veut ainsi mieux retenir la vie, décomposer son pas et l’examiner plus à loisir, la célébrer plus longtemps… mais aussi celle d’un défilé – qui rappelle que même la troupe la plus aguerrie se garde de se précipiter au néant, de courir à sa fin, d’aimer la mort qu’elle part infliger ou recevoir !

Le femme qu’on voit ici vivre, arpenter sa terre et son destin, mêle, étonnamment, la liberté d’un enfant à une complexe et anxieuse maturité. Jeux d’un enfant, oui, qui empaume des cailloux (p.64), relie des points chiffrés pour faire surgir la forme cachée en eux (p.57), embrasse un lichen (p.59), court après son ombre quand le soleil se couche dans son dos (p.65), et va partout comme un poisson dans l’énergie des choses… mais avec, pourtant, l’immense sérieux adulte d’une chercheuse, d’une exploratrice des possibilités objectives du monde – comme si c’était justement la sortie d’enfance de la réalité elle-même qu’elle épiait, la maturité du monde (en géologue heureuse, en climatologue contrite…) qu’elle observait. Il y a par exemple une sorte de druidisme éclairé, détaché, ingénieux dans le geste (noté plus haut) de poser ses lèvres sur un lichen : elle veut à la fois goûter et saluer cette pittoresque symbiose (d’algue et de champignon), comprendre comment un même être a pu mêler à sa sauce diverses temporalités et structures, deviner quels équivalents intérieurs, spirituels, de contemporanéité inédite, d’associations et combinaisons-surprises, peuplent son propre corps ou pourraient le repeupler. Chez Myette Ronday, les mondes du dehors et du dedans s’entre-apprennent toujours quelque chose : chacun s’instruit de ses analogues en l’autre (l’haleine et le vent, la perplexité et le brouillard, la salle d’attente et la caverne, un lapsus et « un essaim échappé de sa ruche d’origine », p.12, la cage thoracique et celle de l’oiseau, la réanimation et une « bouffée d’air salin », p.92). Elle vit son propre organisme comme une mer privée, et, à l’inverse, vit l’évaporation ou le dégorgement d’une éponge souillée (p.48) comme la sanie d’un aveu, ou l’épanchement d’une récidive. Avec quelque chose d’à la fois tragique (comme des parois sourdes aux échos même de leur relief) et de sublime (s’incarner, c’est dépendre du créé, mais c’est aussi, en retour – « lent ressac » de la conscience ! – le compléter de notre liberté).

C’est un lyrisme plus confiant en ce qu’il chante que confiant en soi ; en tout cas, quelques incises ironico-subtiles disent une distance à l’égard de ses propres formulations (« la mode est au rébus », « un bleu insoutenable, sauf pour le cœur », « peut-être qu’une femme se satisfait/ toujours plus de l’atmosphère que de la réalité », ou l’extraordinaire : « Personne ne l’attend. Du moins,/ personne de vivant, ajoute-t-elle en pensée, avec/ un cynisme dont elle n’est pas coutumière » (p.25).

C’est aussi, pour le fond, une série de rappels avisés, d’objurgations à la disponibilité et l’élargissement de la vie, en tout cas d’utiles avertissements à soi (que le lecteur sait être chanceux d’entendre !) : il n’y a nul besoin de rajeunir pour se renouveler, pas plus que de vieillir pour se périmer, p.10 (pas de faux-semblants donc, pas de grimaces d’accablement !). Ou : nous ne sommes orphelins de l’inconnu que parce que nous l’avons bien voulu (p.7). Ou : nous faisons commerce – et non noble usage – du merveilleux parce que nous avons fait de nos écrans nos seuls miroirs (p.23). Ou, plus rudement encore : ne nous regardons pas le souffle ! Cela embue la vitre au lieu de la laisser parler ou de l’ouvrir (p.8) !

C’est une poète qui a – clairement – la tête métaphysique, et vive. Métaphysique, parce qu’elle considère partout la vie du Tout, est soucieuse de « réelle présence », voit le mystère où il est et comme il arrive ; par exemple, à la question de la nature de la réalité, elle répond que la nature est ce qui fait naître, et que la réalité a donc pour exacte nature sa capacité à renaître constamment d’elle-même ! Liens d’alliance et de parenté des choses, qui ne demandaient qu’à surgir (« la grâce d’une pensée analogique capable de tout relier », oui, la 4ème de couverture dit vrai), et justes ressemblances retrouvées dans les mots mêmes (plage/page, recours/retour, île/igue – l’igue est l’aven dans le Quercy). Et si cette romancière est intellectuelle (elle respecte les idées, quitte à « en découdre avec » elles, et n’est pas du genre à fuir ce qu’elle pense), elle n’use pourtant des pensées que pour y trouver occasion de les dépasser et diluer dans l’Unique et constante pensée de l’Univers. « Fermer les yeux pour faire partie de l’image », écrit-elle, souverainement (p.63).

Cette poète est une aventurière à la fois offensive (puisque la liberté humaine est un « intrus » dans l’univers, autant pousser son intrusion dans l’inconnu, dit la page 77. La liberté est encore plus inconnue de l’univers qu’il ne l’est d’elle !), et prudente (parcimonieuse de ses défis, car de ses certitudes), comme elle l’exprime franchement : espérer « dissoudre les monstres », oui, mais non rêver « les transformer en sauveteurs » ! (p.76).

La fin du recueil balise (pour aussitôt les écarter) les « solutions » aisées (le cri primal, p.81 ; le recours à une vie « sauvage » où l’on lirait et célèbrerait dans ses formes, directement, l’esprit de la nature, p.82 ; le devenir-invisible, p.84 ; ne garder de soi que l’infime part où les choses se résoudraient d’elles-mêmes, p.87 ; ou, carrément, « inhumer » la part de nous qui ne savait pas vivre, p.88. Tout cela, pure diversion, vain « espoir d’interrompre des vacances hors normes ». Mais les « dernières pensées », dit le texte, qui « refusent de céder le pas au silence intérieur », toutes encombrées qu’elles sont « des idées parasites et des rêveries morbides d’un précédent locataire » (p.93), disparaîtront à leur tour dans la seule vie du monde, où « l’affliction reflue en une petite flaque/ sans reflets dans une mémoire neuve ». Une mémoire neuve : cette remarquable auteure, désormais au clair de ce qu’elle endure, veut être payée de ce qu’elle comprend « dans l’unique plénitude du temps » (p.41), ou, du moins, dans un « temps-charnière » (p.62).

Ces exercices de présence – saynètes à la fois d’exorcisme (de contrition face à l’inertie ou l’égarement personnels) et de relance (même les célébrations ont ici une allure de défis, car cette femme prie pour créer davantage que pour se sentir créature !) – forment un ressac lent, oui, mais juste et heureux : la confiance en l’être des choses y est payée de retour !

« Dorénavant,

plus rien ne nous sera indispensable,

sinon le souffle fertile et insensé de la vie » (p.92).

 

Marc Wetzel

 

Myette Ronday, Liégeoise vivant dans le Lot, a animé des ateliers d’écriture dans les universités espagnoles avant de se consacrer à sa propre écriture et à l’intrigue romanesque. Elle est notamment l’auteur de Comment devenir une mante religieuse quand on a des réflexes de fourmi, et Le Vélo de Berkowitz, parus chez Flammarion, ou Un héritage d’amour, chez Complicités. Lents ressacs est ainsi le premier recueil de poèmes d’une romancière.



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.