Le voyage de Nerval, Denis Langlois (par Yasmina Mahdi)
Le voyage de Nerval, Denis Langlois, éditions La Déviation, avril 2021, 232 pages, 18 €
Perambulation
Le séjour du narrateur Denis Langlois au Liban commence par le dit d’un poète arabe : « Ne sois pas fou comme les amandiers, ni sage comme les grenadiers ». Dès lors, « La montagne druze du Chouf » résonne de mythes ardents, ainsi que « ces vallées du Hauran à la fois humides et poudreuses où s’extravasent les rivières qui arrosent la plaine de Damas ». Comme dans Les Métamorphoses d’Ovide, des fleurs de sang, des « anémones écarlates », nées des amours enflammés d’Aphrodite et d’Adonis, poussent dans les vallées et les montagnes du pays du cèdre, en souvenir de leur passage. Le Voyage en Orient de Nerval fait écho au voyage de Denis Langlois, un séjour hanté par des écrivains prestigieux, façonnant un « Orient (…) encore magique ». Le tutoiement est la voix d’adresse au grand poète décédé tragiquement, dont la présence se dédouble, s’invoque, se décante en un tutoiement admiratif, compassionnel et aussi critique. Plus concrètement, le tu interpelle la complicité du poète. L’emploi du « tu » est parfois motivé par une notion de solidarité sociale, mais également par une locutionalité de type proverbial, et une formule en « Appel aux citoyens » évoquant le tutoiement « républicain », tentative échouée de suppression du vouvoiement lors de la Révolution (voir Brunot, 1967).
Nerval, au terrible destin, entreprend une perambulation mystérieuse jusqu’à Beyrouth, périlleuse, affecté mentalement par des internements successifs dans des maisons de repos. Denis Langlois déconstruit des passages du célèbre Voyage en Orient, et sans doute est-ce l’avocat qui réfute quelques invraisemblances du récit en prose. N’oublions pas que le poète est un artiste, il apothéose le réel, même le plus plat ou le plus insignifiant. Fantasme ou réalité ou encore réalité fantasmée ? Cette revisitation d’un Orient par un Européen contient ce qu’Edward Saïd, dans L’Orientalisme – considéré comme le texte fondateur des études postcoloniales –, dénonce : les rapports dominants/dominés, l’aliénation des colonisés ; ce que dissimule l’érotisme oriental : le viol, l’infériorisation des peuples et leur racialisation basée sur leur couleur de peau.
Dans ce journal, Langlois relate, à travers les expériences du poète, les péripéties rencontrées dans une société clivée échelonnée en castes dans lesquelles le mélange est impossible entre Maronites, Musulmans, Druzes, voire « les familles arabes (…) parquées (…) dans des “étables” », et « les Européens [ayant] droit à un pavillon isolé » lors de la pandémie de peste de la fin du 19ème siècle. Le roman offre des passages admirables de Nerval : « Suis-je bien le fils d’un pays grave, d’un siècle en habit noir, qui semble porter le deuil de ceux qui l’ont précédé ? ». Pas à pas, nous suivons Nerval, pénétrons sa pensée, dégustons avec lui « moka écumant » et « vin de Chypre », nous nous mêlons à ses divagations. Le double regard Nerval/Langlois, regard gémellaire, tantôt se détache de son objet, tantôt revient fusionner pour nous livrer l’actualité de Beyrouth : désastres, guerres, anéantissement. Lors de cette visite d’un passé évanoui, perdu, la faune, la flore, les mœurs et les costumes sont peints à la fois dans le style de la miniature traditionnelle et celui de la peinture orientaliste : « Deux femmes vêtues de pantalons à larges plis et de gilets parés de rubis sont assises sur un divan, les jambes croisées à la manière turque (…) les pieds de ces dames aux ongles rougis au henné ne portent pas de bas ».
Nerval découvre la division instaurée par les Européens entre les communautés, tactique employée durant la guerre d’Algérie. D’autre part, le 19ème siècle n’a guère été profitable aux femmes, avec comme seul horizon le mariage, la procréation, la domesticité ou la prostitution. Des stéréotypes de critères physiques s’ajoutent à cette sinistre condition, la préférence pour la blondeur, la blancheur, la jeunesse (associées à la pureté), la fétichisation de la femme-objet. L’intérêt du poète envers la religion des Druzes lui autorise à courtiser une jeune arabe blonde, fille d’un cheikh druze, les Druzes étant comparés aux « francs-maçons de l’Orient ». Mais le poète est débouté de ses prétentions de futur époux et quitte le Liban. En dépit de la dépréciation dont il fait parfois l’objet, Nerval voyait juste en ce qui concerne l’expatriation des femmes arabes en France, avec d’un côté, la solitude et la relégation à des travaux de basses œuvres, et de l’autre, l’indépendance et la liberté des mœurs.
Un troisième personnage éminent émerge des ténèbres, un érudit, Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, déchiffreur de la théorie « de la transmigration des âmes », spécialiste de la religion des Druzes. La convocation de Gérard de Nerval, être épineux, morbide, moitié fou, d’abord le fait revivre comme écrivain incontournable, poète majeur, en dépit de ses échecs, de l’incompréhension de son siècle, laissant l’image d’un homme qui « recherche désespérément quelque chose qu’il ne trouve pas, une légitimité qui le fuit » (…) « toujours à court d’argent ». Les repérages géographiques du roman sont sérieux, documentés, le milieu littéraire y est consigné, les influences de Nerval, créateur de nombreux ouvrages devenus de grands classiques. Saluons le courage et les rêves de l’immense poète maudit, dans une époque sans filet, sans assurance sociale, sans protection économique…
Yasmina Mahdi
Denis Langlois, né en 1940, est avocat, spécialisé dans les affaires pénales et celles concernant les droits de l’homme, et notamment le défenseur de la famille Seznec. Il s’implique aussi dans l’Affaire Thévenin et l’Affaire Saint-Aubin. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages (des essais, des livres-documents et des romans, dont Les Dossiers noirs de la police française, en 1971.
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