Le Vieux Saltimbanque, Jim Harrison
Le Vieux Saltimbanque (The Ancient Minstrel), trad. américain Brice Matthieussent septembre 2016, 148 pages, 15 €
Ecrivain(s): Jim Harrison Edition: Flammarion
Il se trouvera sûrement quelques pisse-froid pour dire que ce dernier opus de Maître Jim n’est pas un chef-d’œuvre. Peut-être que ce n’en est pas un, mais c’est un pur moment de bonheur et c’est déjà beaucoup. Big Jim nous dit adieu comme nous l’avons toujours connu : joyeux, débonnaire, exubérant. On peut dire, en paraphrasant La Palisse, que Jim Harrison, quelques semaines avant sa mort, était toujours vivant. Et quelque chose nous dit que, même après sa mort, il le sera encore. Lui, qui répétait à l’envi que ce qu’il craignait de la mort était de ne plus boire de bons vins, va certainement s’organiser pour, au moins, écrire encore. Il nous le dit d’ailleurs : « Peut-être qu’on radotera encore dans notre cercueil ».
Le Vieux Saltimbanque est une sorte d’autobiographie. Mais avec Big Jim rien n’est comme d’habitude. Son narrateur parle à la troisième personne. « J’ai décidé de poursuivre mes mémoires sous la forme d’une novella. A cette date tardive, je voulais échapper à l’illusion de réalité propre à l’autobiographie ». Il faut dire que le vieux Jim est pour le moins secoué par son entourage quand il annonce son projet lors d’un dîner de famille !
« Mes deux filles mariées, présentes lors de ce fameux dîner, se sont écriées en chœur : “Laisse-nous en dehors de ça !” Au bord des larmes (j’avais bu quelques verres), je me suis senti victime d’une injustice flagrante. « Vous n’avez donc aucune confiance en mon goût ? » leur ai-je demandé. Elles m’ont répondu d’un “Non !” sonore ».
Mémoires semées au gré du temps, de l’humeur, Jim évoque pour nous, parfois hilarant, parfois sérieux, parfois mélancolique, des bribes de vie, de sa vie : souvenirs d’enfance, de lectures, d’écriture bien sûr. Les mésaventures de conduite automobile aussi, entre les effets de l’alcool et la prise de médicaments, lui vaudront quelques retraits de permis. Mémorables :
« … il envoya au gouverneur de l’état une lettre imprudente disant qu’il était l’auteur de Légendes d’Automne, son livre le plus connu, qu’il avait besoin de conduire sa voiture et d’explorer des endroits nouveaux pour écrire et gagner sa vie. Il ne pouvait quand même pas rester assis chez lui et écrire “Légendes de mon Arrière-cour”. Cette lettre resta sans effet ».
Grande affaire aussi que cette idée tardive d’élevage de porcs qui tourne à l’épopée porcine et au désastre !
Et les femmes, les filles, par dizaines. Celles d’un jour, d’une nuit, celles en tout cas dont il se souvient. Son épouse, héroïne d’amour et de patience, en arrive parfois à craquer.
« Un jour il avait emmené une fille ravissante en balade jusqu’à un vaste terrain boisé, sans se douter que son épouse, armée d’un pistolet, les suivait discrètement en voiture. Elle avait soupçonné qu’il y avait anguille sous roche en découvrant un mot dans son veston : “J’adore quand tu me broutes la chatte” ».
Notre héros s’en sortira en déclarant : « Ne me tue pas avant que j’aie fini ce scénario, sinon tu perds cent mille dollars ».
Big Jim nous emmène à travers la poussière suspendue de ses passions, la poésie, les grands vins de Bordeaux. L’évocation des souvenirs se fait dans le désordre, au fil de la plume, mais avec une récurrence aussi obsessionnelle de Jim lui-même (et ce n’est pas peu dire). Parfois le ton devient plus sérieux, quand il s’agit de l’œuvre, ou de la poésie qui est restée la grande affaire de sa vie, à laquelle il a consacré beaucoup d’énergie pour peu de résultats :
« La poésie a parfois ce genre d’effet. Soit on se retrouve au septième ciel, soit on barbote en pleine dépression. On pond un premier vers formidable, mais la pensée n’est pas assez puissante pour en enchaîner d’autres et, au beau milieu de la création, les mots s’ennuient et se font la guerre. Nos carnets sont remplis de ces fragments, le shrapnel de nos intentions. La vie est pingre en conclusions, voilà pourquoi on se bat souvent pour achever un poème ».
Les remarques, fréquentes, sur la littérature en général, et américaine en particulier, sont réjouissantes : « L’idée de familles paysannes malfaisantes lui plut, car toute la tradition littéraire américaine évoquant le paysan était bourrée de chèvrefeuille et de lilas, de nobles péquenauds durs à la tâche. Lui qui avait passé toute sa vie à la campagne savait qu’il s’agissait de conneries sans nom ».
Tant pis pour les lecteurs souffreteux. Jim Harrison nous fait un adieu d’ami, avec drôlerie et émotion. Brice Matthieussent, le traducteur, s’amuse visiblement aussi à trouver les équivalents du vocabulaire enlevé de l’auteur. Alors salut Jimmy, amuse-toi bien au Paradis des écrivains !
Léon-Marc Levy
VL3
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