Le vent reprend ses tours, Sylvie Germain (par Mona)
Le vent reprend ses tours, 2019 213 pages
Ecrivain(s): Sylvie Germain Edition: Albin Michel
Sylvie Germain poursuit avec finesse son œuvre singulière. Son dernier roman met en scène un saltimbanque à demi tzigane, joueur de sons et de mots, compositeur de vers saugrenus qu'il murmure aux oreilles des gens à l'aide d'un de ses instruments à sons, à souffle et à chuintements. Sans doute un hommage aux souffleurs poétiques, un collectif d'artistes-poètes, « commandos poétiques », créé par Olivier Comte en 2001, qui chuchotent à l’oreille des passants des secrets poétiques, philosophiques et littéraires à l'aide de longues cannes creuses.
Le roman conte l'histoire d'une rencontre magique entre un mage loufoque exilé de Roumanie, « formidable conteur », héritier d'un passé tragique, et un garçon solitaire et sensible, porteur d'un chagrin qui lui colle à la peau. C'est l'histoire d'une initiation poétique et d'une rédemption par la poésie. Les années d'enfance deviennent « belles comme on le dit d'échappées, au double sens d'être sauvé de justesse d'un danger, une chute, une agression, et de trouée de lumière dans un ciel ennuagé ».
Même la mère si peu aimante salue la guérison de son « enfantôme » taciturne. Récit d'une amitié étrange entre un homme « puits d'étincelles » qui porte les stigmates de la folie tragique du monde (« incurable folie d'intolérance ») et le jeune Natan. L'un, victime des systèmes d'oppression et de persécution, de la barbarie fasciste, nazi (« l'impardonnable … l'inconsolable ») et communiste, et l'autre, rescapé d'une tragédie plus intime, né d'un déni de grossesse, il souffre de n'avoir jamais été regardé par sa mère. La « giboulée de mots » qu'il reçoit de son nouvel ami le dynamise et l'apaise. Le vent reprend ses tours célèbre la poésie qui sauve, la poésie, manière d'être et de s'opposer à la détresse humaine.
Un roman mû par un souffle
Le titre tiré de l'Ecclésiaste (« tournant, tournant, va le vent, et le vent reprend ses tours ») annonce un roman mû par un souffle. Le vent tourne et se lève à nouveau, promesse d'une sagesse teintée de pessimisme et d'optimisme. Tours et retours forment l'ossature de ce roman à tiroirs et lui donnent sa tension dramatique et son esthétique baroque. Le passé fait sans cesse retour : le roman s'ouvre sur un mystérieux avis de recherche sur un abribus scruté par un homme qui reconnaît un vieil ami, puis un flashback en 1980 nous éclaire sur le rôle du disparu dans l'enfance du protagoniste. Le retour au présent laisse place au souvenir de la fin énigmatique de leur amitié suite à un accident de moto où l'on a fait croire à chacun que l'autre était mort. Enfin une nouvelle incursion dans le temps, pleine de suspense, nous fait découvrir l'histoire de la mère de Natan et la cause de leurs douloureuses relations. Roman insolite aux personnages hybrides « mus par le roulis d'émotions contraires ». De belles envolées lyriques (« odeur du temps saveur du monde odeur d'oubli grains de grenade ... Il ne le reverra plus sur terre, odeur du temps brin de bruyère, odeurs du vent brins de mémoire »), des phrases musicales parfois labyrinthiques avec une attention délicate aux couleurs (« éclat de lait et de soie grise … ton de coquille d'oeuf ») alternent avec des passages prosaïques à la pointe satirique (« un crétin ordinaire … Un motard en pantoufles, comme ses parents à elle n'étaient que des petits-bourgeois en croquenots poussiéreux et racornis ». Un roman qui revêt des formes les plus opposées où le rocambolesque cotoie l'ordinaire, mêle le réel et l'illusoire, le mensonge et la vérité, « l'endroit et l'envers, l'exhibé et l'enfoui, le séduisant et le nauséabond, indissociables ». Mais un roman harmonieux et élégant.
Tours et retour sont au cœur de ce roman qui peut se lire comme une quête pour faire ressurgir un passé enfoui afin de renaître à soi et au monde. La rencontre avec Gavril, le souffleur de mots, a revitalisé la vie de l'enfant mais des années plus tard, sa mystérieuse disparition l'a plongé à nouveau dans une terrible somnolence. Adulte, un « ectoplasme humain » au « goût de poussière dans la gorge », Natan doit quitter une « vie larvée », une « vie à l'étouffée », prendre le large et partir sur les traces de la mémoire. Entre l'hôpital d'où s'est envolé l'ami et la Roumanie natale, il lui faut reconstituer l'histoire de cet être unique. La mort guette toujours au bout de la route mais l'important, c'est de retrouver les chemins buissonniers de la poésie, promesse d'une vie accomplie. Après une curieuse apparition sur la tombe de son cher ami (« Sa tenue rappelait moitié celle d'un Pierrot moitié celle d'un Pulcinella »), il devient lui aussi un « drôle d'échassier ». Souffleur poétique à son tour (« à présent il ne murmure plus ses mots de brume à des dalles funéraires ou à l'eau de Seine, il les chuchote aux oreilles des passants... »), il se produit dans les écoles et partout où le langage est en manque, en souffrance : « il essaie d'ouvrir des brèches pour laisser aller et venir les mots ». Merveilleuse rédemption poétique.
Tout le reste est vanité
Histoire à la puissance symbolique qui mêle héritage grec et biblique avec en exergue une citation de l'Ecclésiaste et d'Héraclite. Les protagonistes apparaissent reliés aux mythes : le jeune Natan porte un nom de prophète et son mentor, Gavril, « version populaire de Gabriel », celui de l'archange messager (« il lui plaisait de porter un nom archangélique, celui d'un grand messager céleste … qui veille sur tous les messagers, dont, par excellence, les écrivains et les poètes. »). Héros minable et grandiose à la fois d'une histoire qui célèbre la poésie (« heureux ceux qui savent par cœur des poèmes »), Gavril, « une chimère homme-oiseau », se voit aussi assimilé à Thot, « le dieu ibiocéphale de la mythologie égyptienne considéré comme l'inventeur du langage et de l'écriture ». Références mythiques aux protecteurs des poètes pour celui qui est une « anthologie poétique vivante ». Il déclame des vers comme il respire, croit en la possibilité de transformation du monde par le regard poétique et affirme la nécessité vitale du droit à l'irruption poétique (« la poésie est aux prisonniers aussi vitale que l'air, l'eau, la lumière et le pain. »). En écho aux origines de ce personnage fantasque, l'auteure parsème son récit de citations de poètes roumains à l'inventivité saisissante. On goûte Gherasim Luca avec ses jeux impressionnants sur la forme et le sens des mots, Benjamin Fondane, Ana Bandiana et le doux désespoir de Sorin Marculescu dont les vers introduisent les trois parties discordantes d'un récit habité aussi par Appolinaire, Celan, Queneau, Rimbaud, Goethe et Ronsard.
L'allusion à Héraclite et son flux et reflux perpétuel fait sens :« tout se récupère, tout se recycle ...Surtout les mots, les idées, les rêves ». Apologie d'un éternel devenir, le roman fait l'éloge du mouvement (« je mise sur le mouvement ») contre l'enracinement qui sclérose : « jouer, faire se mouvoir les choses, bouger le monde, concevoir du nouveau, jongler avec les mots, les idées, les images et les sons, voilà ce qui importe ! s'exclamait-il. Tout le reste est vanité ». L'ivresse dionysiaque plutôt que la raison.
Il faut pour cela un art d'alchimiste mais hormis le « fol en foi », « les saints, les suppliants, et les poètes » peu savent retourner le grave en gai, « transmuer le plomb en lumière, l'enfer en dérision, et la pesanteur en grâce ... faire du grand avec trois fois rien, du beau en transformant du moche ». Le poète se fait démiurge : « il suffit de souffler dru sur le néant et de racler les ténèbres pour en faire émerger de la lumière … On peut faire se lever une tempête à partir d'un soupir, comme d'un fracas s'échapper un frêle tintinnabulement. Et vice versa. » Drôle d'ambivalence du vice versa qui à la fois libère (« d'un bang et vroum un doux frou-frou ») et opprime: Gavril propose à Natan de mieux respirer en rétablissant le h manquant à son prénom qui peut se lire de droite à gauche ou inversement (« Nathan comporte un h … si on l'expire en le détachant du t, on insuffle un peu d'air ... pour qu'on ne se sente pas emprisonné dans son prénom. Nat-han, Nah-tan ».
La morale de l'histoire
Ainsi émerge la morale de cette fable poétique contée sous le signe du vent : il convient toujours à l'homme d'insuffler de l'air, d'introduire du nouveau, « stratagème libérateur » contre « le rabougrissement du cœur et de l'esprit ». Le vent recycle drames, deuils, chagrins et haine, il éloigne le mal qui bat toujours son plein (« se libérer des fureurs et des ressentiments qui nous rancissent l'âme … tenir à distance croissante le mal subi »). Par ses allusions répétées au « visage d'homme », visage de son prochain marqué par la colère et la joie, Sylvie Germain associe Lévinas dont elle a été la disciple à sa notion d'éthique. Chez elle aussi, Dieu semble s'être retiré dans une infinie discrétion entre présence et absence. On sent cependant la sensibilité chrétienne de l'auteure : la culpabilité de Natan rend omniprésent le péché originel (« une faute primitive d'être né sans s'annoncer … D'être né, tout simplement ... l'ombre de la faute n'a cessé de peser sur sa vie »). Il y a questionnement sur le pari de Pascal et aussi fascination pour la conversion du moine Steinhardt dans son Journal de la Félicité. Mais il s'agit moins de brûler d'un esprit ardent pour Dieu que pour le seigneur poésie (« s'enivrer de livres, de poèmes, de rêves »). Morale non conventionnelle qui prône la joie envers et contre tout, l'ardeur à jouir de la vie (« boire la vie comme un alcool brûlant », la convivialité des fêtes (les « coups de paradis » organisés par Gavril), l'éloge du plaisir charnel (« la peau tendre du ventre si voluptueuse à caresser...ce sentiment d'urgence au goût d'éternité »). C'est le poète qui « touille les mots » par un geste de beauté et le sens de l'absurde en n'oubliant jamais que « les mots sont des grains de grenade ... des bulles de soleil » qui peut le mieux « simplement répondre à la laideur de la méchanceté et du malheur ». Cette leçon de sagesse s'accompagne d'une pointe de nostalgie : regret de l'enfance et sa capacité d'émerveillement (« il fut l'enfant, il fut l'enfant ... cette pensée lui serre étrangement le cœur »), désolation de voir la poésie en voie de relégation dans l'insignifiance (« puisqu'il n'y a plus de place pour les poètes dans ce monde »).
Un soupçon d'ironie
Sylvie Germain aime recourir à de multiples métaphores et nous renvoyer à la toute-puissance de la littérature (« lire c'est marcher … dénuder une femme, la regarder, la pénétrer était aussi une forme de lecture ... autant que d'écriture ») mais l'ironie qu'elle distille introduit de l'air dans sa prose foisonnante. Face à l'intrigue de plus en plus complexe, Nathan s'exclame soudain « Mais c'est quoi cette histoire ? » Lorsque le narrateur se lance dans la parodie d'une ode à la vitesse (« foncer pour s'amuser à écharper la brume comme des filaments gris-rose de barbe à papa .... S'étourdir de vitesse, de roseur, d'ombres en débandade pareilles à des nuées d'oiseaux affolés par l'écho d'un coup de feu »), il assure aussitôt que Gavril « s'était moqué de son pastiche ». Le poète est un maître mais, à l'instar de Gavril, l'homme n'est « maître de rien, de personne ».
La posture de l'élégance et le choix de la tendresse.
Sophie Germain nous fait entendre plus loin que ce qui est dit, entre et dessous les mots. Contre-point poétique offert à la détresse des hommes. Le livre se clôt sur une impression de chaos. Des photos jonchent le sol tel un fouillis de feuilles mortes, tourbillon de souvenirs offert au vent. La raison bute : « tu n'as jamais rien compris, toi. Et moi non plus, d'ailleurs. Rien compris à nous-même, rien l'un de l'autre ni des autres … Rien de rien » lance Natan à sa mère. Mais Natan a appris à respirer (« j'apprends. J'apprends enfin. »). Sa mère a rendu clarté et lisibilité à son nom en rétablissant la lettre manquante (« elle prononce les mots en ahanant « Nat-han... » Le h se fait sonore... ») Tout le reste est vanité !
Mona
VL 4
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
Sylvie Germain est une romancière, essayiste et dramaturge française née en 1954 à Châteauroux. Elle suit des études de philosophie auprès d'Emmanuel Lévinas, sa thèse de doctorat porte sur le visage humain mais elle étudie aussi la notion d’ascèse dans la mystique chrétienne. Elle commence par écrire des contes et des nouvelles et son premier roman en 1984, Le livre des nuits, reçoit six prix littéraires. Elle part vivre à Prague où elle enseigne le français et la philosophie et reçoit le prix Femina pour Jours de colère. Elle publie plusieurs livres dans des genres variés : récit de voyage, essai spirituel, album de photographies. Son roman, Magnus, paru en 2005, reçoit un accueil enthousiaste et le prix Goncourt des lycéens.
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