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Le théâtre est anglais-3 - Inconditionnelles, Kate Tempest (par Marie du Crest)

Ecrit par Marie du Crest le 27.08.20 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Inconditionnelles, Kate Tempest, L’Arche, février 2020, trad. anglais, Dorothée Munyaneza, 120 pages, 15 €

Le théâtre est anglais-3  - Inconditionnelles, Kate Tempest (par Marie du Crest)

 

Le théâtre de Kate Tempest fait peu à peu entrer la musique dans sa matière, passant des bruits de la ville dans Fracassés, aux chansons, celles essentiellement de l’histoire de la musique afro-américaine à partir des années 70, devenant ici d’une certaine manière des covers, des reprises dédiées aux personnages et celles écrites par l’auteure, mises en musique par Dan Carey et Kate Tempest en personne. Chose rare que de réunir dans un même volume une pièce de théâtre avec ses répliques parlées, et cinq partitions en anglais, rassemblées à la fin du livre, comme si le lecteur allait pouvoir déchiffrer ces lyrics and words, et les chanter à son tour.

Il faudrait se lancer dans une analyse longue et très rigoureuse pour montrer que la musique et le théâtre depuis très longtemps ont interagi, que le chanté et le parlé ont traversé différentes formes de créations scéniques (opéra, comédie-ballet, comédie musicale, opérette, etc.).

Kate Tempest invente à son tour une nouvelle mélopée. Des battements de cœur au son d’une boîte à rythme. Elle est poète, rappeuse, dramaturge, auteure d’albums. Elle se produit derrière un micro, objet tutélaire de la première de couverture de l’édition originale de la pièce chez Bloomsbury, et présent comme accessoire central dans la trajectoire du personnage de Chess. La musique n’est pas un fond sonore, une simple illustration, un élément rapporté d’une mise en scène, un accompagnement. Bien au contraire, elle fait sens ; elle est au cœur de l’action et de la psyché des personnages.

Inconditionnelles, traduction française du titre, qui joue sans doute à la fois sur le lien presque absolu entre Chess, condamnée à une très lourde peine pour avoir tué son compagnon violent, et sa codétenue, Serena, qui elle ressort rapidement de prison après avoir commis notamment un vol de montres. Amour inconditionnel entre ces deux femmes, ces deux mères accablées par leur vie brisée, déboussolées, et amour inconditionnel de la musique dans le cas de Chess. Dans la version anglaise, le texte met en avant quelque chose de plus sombre, hope/less/ly devoted. L’adverbe initial évoque la perte de tout espoir alors que la traduction aborde le lyrisme poétique. Kate Tempest revient une fois encore à la forme « trio » (forme instrumentale importante par ailleurs) mais à l’intérieur de l’espace carcéral, celui de la cellule partagée et surveillée par des voix off de gardiennes agressives, et celui d’un local servant d’atelier musical animé par une troisième femme, Silver, aux cheveux blancs. Ces deux lieux principaux de l’action ont quelque chose de très puissant à voir avec le langage dramatique : la cellule de l’intimité amoureuse est observée par une ouverture sur la porte. La gardienne « looks into their ceil » comme le font les spectateurs à qui sont dévoilées les relations d’affection, d’amour, mais aussi les tensions qui agitent ces deux personnages féminins. Quant au workshop, il se révèle à la fin de la pièce être un plateau théâtral puisque Chess acceptera enfin de se produire devant le public de la prison pour chanter sa chanson Kids. Une didascalie dans la scène 23 indique que le public du théâtre devient le public de la prison comme si la mise à distance de la représentation était caduque. La dernière scène devenant ainsi comme un vrai concert dont la chanteuse serait Chess ; la fin de celui-ci est aussi celle de l’œuvre théâtrale.

Cette musique irrigue tout le texte de la scène inaugurale dans laquelle les gardiennes blâment Chess de faire autant de bruit, jusqu’à la toute dernière où sa chanson triomphe. Elle représente pour elle une véritable échappatoire à sa condamnation à 25 ans de prison, d’autant que Serena elle, va sortir, la quitter. La chanson Kids va lui permettre de s’évader dans la mesure où Serena sans la prévenir va diffuser sur YouTube cette chanson d’une mère désespérée par la séparation d’avec sa fille (Kayla, devenue une adolescente), et à sa recherche. Comment l’atteindre enfin ? Lui exprimer tous ses sentiments ? Les auditeurs, loin des murs de la geôle, se manifestent et réagissent dans leurs commentaires. Mais Kayla reste introuvable.

Quête sans doute impossible mais magnifiée par le chant, par la voix.

Les paroles des chansons se substituent également aux répliques, à l’écriture dramatique comme lorsque les paroles de Lock’em up (scène 6) résonnent comme un monologue tragique. Kate et Chess (Francesca de son vrai nom) se confondent ainsi en auteures de théâtre/musique.

Aboutissement d’une recherche esthétique en quelque sorte.

La pièce a été créée en 2013 au Birmingham Repertory Theatre, puis éditée en 2015 dans la Collection Methuem drama, chez Bloomsbury. Pour l’instant, curieusement aucune production française n’a vu le jour…


Marie Du Crest


Lire la deuxième et première chroniques de cette série



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A propos du rédacteur

Marie du Crest

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.