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Le terrain vague (en mémoire d'Île), Michel Lamart (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 09.10.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le terrain vague (en mémoire d'Île), Michel Lamart - préface de Daniel Leuwers - éditions Unicité, 3eme trimestre 2025, 134 pages, 14 €

Le terrain vague (en mémoire d'Île), Michel Lamart (par Marc Wetzel)

L'histoire déroulée dans ce livre (le fil d'événements qu'on y suit) est si sobre et complète qu'on essaiera de n'en presque rien dire ici : elle mérite d'être découverte de bout en bout en ouvrant le volume. Une jeune Claire, qui n'a jamais connu son père, soutient maladroitement sa mère alcoolique, et ne fréquente volontiers que son propre chien Caillou, rencontre dans un "terrain vague" proche un errant, cultivé et amnésique, qui l'aidera (de loin, et avec pudeur) à mieux comprendre ses choix (de travail et de relations), comme à accepter autrement sa vie. L'intrigue vient bien, se déploie à plusieurs voix mais en une belle unité, révèle la (mystérieuse, à la fois espérée et tragique) clef des situations, pour logiquement finir : l'errant vivait déjà trop peu pour en mourir, mais Claire, à l'inverse, trop intensément pour vivre plus longtemps. L'œuvre, écrite au début des années 2000 (au temps de Loft Story, du 11 septembre, des crises encore normales et pacifiques du capitalisme, du tout-début de l'auto-claustration des banlieues etc.), ne trouve éditeur qu'à présent, plus de vingt ans après. Michel Lamart n'en retouche alors rien, sollicitant seulement l'ajout d'une (excellente) préface de Daniel Leuwers.

C'est d'abord, dit la page même de couverture, un "roman-poème". Et, réellement, Michel Lamart s'y montre à la fois romancier (faisant vivre pertinemment des personnages et, en ingénieur ouvert et aisé de leurs interactions, nous faisant bénévolement participer à l'élaboration de sa fiction) et poète (faisant retentir et chanter par eux-mêmes des aspects de l'expérience même des choses, de pures tonalités internes du flux du réel). Or, on le sait, rien ne va moins ensemble : la poésie ne songerait qu'à évacuer ses "personnages", à les faire sortir de leur moindre histoire en cours, pour diffuser ses propres et autonomes accents de réalité ; le romanesque, lui, exagérant par principe les péripéties, exaltant les réactions et entre-rôles psycho-sociaux, ne laisserait que très peu de loisir à la pure présence de s'inspirer elle-même, comme on sent dans toute rencontre du "poétique". Tout roman exagère donc l'existence ou la vie, et toute poésie, elle, exalte la présence, le jeu du Tout sensible avec lui-même. C'est pourquoi cette oeuvre, qui sait, elle, exagérer la présence (en se moquant bien "du passé et des repères", comme le souligne Leuwers, p.14) et exalter le seul courant de vie, ou l'existence qui passe indifféremment par tous sans être personne (dans un "élan vital" qui ne s'ennuie jamais !) montre, en effet, la réussie symbiose de romance et poème.

Et, tout contrairement à Loft Story, qui échouait tout autant à être roman que poésie (puisque les personnages n'y interagissaient que pour s'entre-éliminer par étapes, et, d'autre part, parce que la médiocrité ne peut, par principe, rayonner d'aucune idée d'elle-même), cette œuvre de Michel Lamart est l'un et l'autre. Exemple : le personnage principal (l'errant nommé "Île" par la jeune Claire) étant amnésique, ne peut entrer en interaction suivie avec quiconque, n'ayant ainsi ni repères qu'il pourrait trahir, ni buts à partager : c'est donc un étrange personnage non-romanesque, et bien plutôt une sorte de clin d'œil poétique ambulant, qui refuse, où qu'il soit, d'"occuper le terrain", qui n'a d'efforts que négatifs ("j'essaie de ne pas être l'arbre qui cache la forêt des autres", p.59), qui se vit comme déchet subjectif parmi les déchets matériels ("l'ordure est à ma mesure"), et surtout ne voit d'intrigue vivante qu'hors et indépendamment de lui ("la mémoire est dans les choses") : son souhait d'exposer à tous son intime absence à lui-même est comme l'habitation poétique (unité de lieu, unité de temps mais ... unité d'inaction !) de son "terrain vague", qu'il qualifie lui-même de "grenier à ciel ouvert" (p.60).

Autre exemple, corrélatif, du chien Caillou (p.35), qui, par sa présence anodine et empressée (et sa fidélité sans idéal nécessaire ni progrès possible), dit peut-être le message central de cette œuvre : il faut désormais être un chien pour comprendre (et supporter) ce que les modernes humains font d'eux-mêmes. C'est que les chiens ne sont plus des loups, ils n'ont plus, eux, à vivre les uns des autres (à s'exploiter les uns les autres, à ne faire qu'un dans la ruse sociale); la présence humaine leur est une ressource nécessaire et une altérité suffisante. Ils n'ont d'autre idée que l'action sur soi des hommes, quelle qu'elle soit. Ils sont ainsi (au contraire des chats) demandeurs de l'esprit qu'ils n'ont pas : le chien est cet étrange surmoi (de pure importation) sans pourtant de "moi" (de centre de réflexion et décision de soi) !

" - Caillou !

Et la boule de poils qui lui avait fête, dès qu'elle avait mis le pied dans le petit appartement, parut, la laisse dans la gueule baveuse. C'était un cocker à l'œil coquin. Marron comme une botte. Sa queue battait les meubles. Lui, au moins, ne jouait pas la comédie. Elle l'embrassa sur la truffe et ils partirent semer quelques crottes dans le quartier. Claire aimait Caillou. Cette fidélité faite poil la consolait de la méchanceté des hommes" (p.35)

On verra, dans ce livre, le chien Caillou toute en attention nouée (jamais déliée) - que même sa bonne volonté met en état de contracture - ayant peur de ne pas comprendre ce qu'on lui dit justement parce que, non humain, il ne comprend que ce qu'on lui dit ! Toujours loyal et dérisoire (retournant débusquer les choses là même où elles lui sont un jour, pourtant par hasard, apparues ...), Caillou est comme le récit d'une poésie de l'homme détachée de l'homme, lui qui disparaîtra sans même que la fin du livre ne s'en inquiète.

 

Autre chose : le chapitre XVIII ajoute à l'homme et l'animal, soudain (mais pour le renvoyer aussitôt après), Dieu. Claire y entre en effet dans une église, se sentant, pour une première fois, comme "désirer Dieu" ; d'un besoin dévorant, soudain, tout neuf, et pas seulement compensatoire ("un déficit de fêtes à récupérer. Des Noëls contrariés d'enfance à réinventer", p.79), mais en un recueillement réellement inventif, risque-tout, comme si une âme pouvait se vivre à l'initiative même de son Ciel. C'est exprimé ainsi :

"Claire sentait Dieu bouger en elle. C'était son foetus. L'enfant de sa faute. Elle se sentait toute vibrante de sa présence".

C'est que la foi religieuse, on le sait, c'est l'expérience d'être créature, c'est le sentiment que notre existence même a, nativement et authentiquement, un Père universel. Qu'un Absolu a aimé nous faire advenir. S'il y a donc un Père de l'innocence de notre être, c'est qu'on le sentira en retour en nous comme "l'enfant de sa faute". Un Décideur amoureux nous aurait extrait un jour des innombrables et équivalents possibles pour nous faire l'honneur d'être porté, depuis son Horizon premier, à la présence.

"Claire se sentait autre. Mais en même temps si semblable à elle-même qu'elle ne savait plus si elle était forte ou vulnérable. Elle ne pensait plus. Elle se laissait peu à peu conquérir par une évidence qui la révélait à elle-même. C'était cela, croire" (p.81)

Cette "évidence qui la révélait à elle-même", voilà le neuf dans l'instant de l'église. L'évidence, on le sait, c'est ce qui s'impose immédiatement à l'esprit - parce que (dit l'étymologie) on y est sûr de saisir une chose qui, depuis elle-même (ex-videre), se fait voir à nous, vient se faire saisir depuis la lointaine et sûre objectivité qu'elle est. Un esprit se sent alors soudain lui-même échantillon voulu et valable, ou exemplaire capable et délibéré, d'univers. Et dire que cette évidence la "révèle à elle-même" signifie que ce qui se dévoile ainsi, la jeune Claire veut le garder et s'y abriter : l'évidence se fait alors intuition (on y pressent que quelque chose souhaite nous voir conserver sa direction). Comme si une image, venue de loin, nous voulait du Bien : un horizon découvre le coup de pouce donné à notre propre surgissement, en une Lumière aimant faire de nous un membre de sa grande Affaire (amour qui n'attend que notre fidèle relais, notre désir de le répandre à notre tour) :

"Les cierges s'éteignaient un à un. Elle se décida à aller porter ailleurs un peu de leur lucide présence". Porter ailleurs un peu de présence, quoi de plus à la fois romanesque et poétique qu'une telle aventure ?

 

Et puis il y a l'idée travaillant le coeur du titre. Créer, on le sait, c'est produire à partir de rien, jaillir ou surgir à partir d'un monde vide, jusqu'alors, des éléments alors créés.

C'est l'exacte image du "terrain vague", qu'à la fois on peut librement squatter, puisque de droit inoccupé ; où l'on campe sans confort - aucun travail n'y a aménagé de quoi vivre - mais aussi sans risque (au moins administratif : les coups craints par tout isolement subsistent !) ; comme un terrain dont, en quelque sorte, personne ne veut encore ou plus, vierge donc de toute visée architecturale, agricole ou industrielle. Celui qui vit dans un terrain vague doit alors (incertainement, héroïquement) littéralement créer les usages qu'il en escompte, les emplois qu'il y souhaite. Si quoi que soit d'organisé y naît, c'est contre toute attente, comme l'indétermination même de la liberté qui y réside et s'en illustre. L'errant "Île" y a en même temps tout pouvoir sur lui-même et aucun sur ses propres moyens d'en vivre.

Or une oeuvre littéraire est cela même : une friche de présence ne devenant vivable qu'au mérite d'une imagination suivie. Il faut qu'une parole vienne rendre possibles tous ses éléments de présence, et c'est cet effort de faire vivre les uns des autres ces éléments qui, parce que purement potentiels, ne peuvent pas vivre de la réalité, qui constitue l'inévitable conquête de cohérence de la poussée créatrice. Un "terrain vague", en effet, par lui-même stagne, est cerné (par des habitats et activités rationnels et policés qui, au mieux, le tolèrent sans le permettre), et n'est par lui-même qu'une image à l'arrêt, oisive, muette, à la pure merci d'une parole humaine pouvant seule lui former une structure comme lui formuler une histoire. C'est que le terrain vague de l'inspiration humaine compte sur la seule poésie de la présentation pour lui dispenser quelque ordre sensé, lui qui n'est, écrit plaisamment Daniel Leuwers, qu'"un non-lieu offert librement à la vague des mots" (p.12). Présentation : il faut mettre ce qui se cherche en nous un monde en présence des mots qui l'irriguent pour bâtir son avènement.

 

On n'aura donc ici presque rien voulu dire de l'intrigue (par ailleurs nette et juste : surprenante et crédible, comme on aime en suivre) de ce vif, libre et dense "roman-poème". Elle comblera son lecteur curieux et pourra, seule, lui expliquer l'étonnante fin (p.131) de cet étonnant ouvrage :

 

"Il y a Claire qui voit clair en moi parce qu'elle est davantage en moi que je suis en elle ...

Le monde a un goût médicamenteux : trouvera-t-on jamais la maladie qui lui correspond ?

Pas d'antidote au désespoir.

Rechercher l'île intérieure ..."

 

Marc Wetzel

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Après une vie professionnelle consacrée à l'enseignement des lettres et de la philosophie, Michel Lamart, né en 1949 à Reims où il vit, se consacre essentiellement à l'écriture. Nouvelliste, romancier, poète, essayiste, auteur-compositeur et interprète, il est aussi critique (Europe, Diérèse). Une cinquantaine de livres publiés. On aura plaisir à découvrir, par exemple, "Fragments d'absolu" édités aux Lieux-Dits en 2024.



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.