Le Rayon vert, Jules Verne (par Didier Smal)
Le Rayon vert, Jules Verne, Folio, février 2023, 160 pages, 3 €
Ecrivain(s): Jules Verne Edition: Folio (Gallimard)
Publié en 1882, Le Rayon vert est un bref roman de Jules Verne inspiré d’un phénomène optique extrêmement rare – et pour lequel ce récit provoquera un engouement relatif à l’époque : dans certaines conditions météorologiques précises difficiles à réunir, le soleil couchant émet un « rayon vert ». C’est ce rayon vert que veut voir la jeune Helena Campbell avant d’accepter de se marier à Aristobulus Ursiclos, scientifique auquel la destinent ses oncles, aussi riches que bienveillants Ecossais, les frères Melvill, soumis au moindre caprice de leur nièce. Bien sûr, la mécanique se grippe et si le rayon vert est bel et bien émis, il a un sens autre qu’optique – sauf à considérer qu’il permet d’ouvrir les yeux sur certains phénomènes autres que scientifiques.
Ce roman n’a que peu l’aura des aventures épiques auxquelles Verne a habitué tous les adolescents (et les adultes restés ouverts à leurs goûts d’enfants) francophones depuis un siècle et plus, il est attachant à bien des égards, dont celui-ci, particulier chez cet auteur à la curiosité scientifique insatiable capable de disserter des pages durant sur la façon dont l’oxygène est renouvelé lorsque le Nautilus est en plongée : c’est un roman où l’absence de goût pour la science l’emporte sur l’obsession pour les données chiffrées et le savoir engoncé ;
la première est représentée par Helena Campbell et Olivier Sinclair, peintre (impressionniste ?) de son état, la seconde est représentée par Aristobulus Ursiclos. Ce dernier, statut curieux pour un détenteur du savoir chez Verne, est l’élément de comédie du Rayon vert : son nom et son physique (« S’il avait été un singe, c’eût été un beau singe – peut-être celui qui manque à l’échelle des Darwinistes pour raccorder l’animalité à l’humanité », – tiens, Verne humoriste, en sus) seuls suffisent à le discréditer, mais son pédantisme scientifique et le ridicule avec lequel, calculs à l’appui, il justifie sa défaite au croquet, le rendent pathétiquement antipathique – c’est Verne qui fait taire la science en faveur de la poésie, et cela peut surprendre mais c’est bien le cas, comme dans le passage suivant, extrait du chapitre XIII, Les Magnificences de la mer :
« – Elles [les fureurs de la mer] sont sublimes, en effet, répondit Olivier Sinclair [à Helena Campbell]. Rien n’arrête la violence des bourrasques qui s’y jettent, après un parcours de trois mille miles ! C’est à la côte américaine que fait face la côte écossaise ! Si là, de l’autre côté de l’Atlantique, prennent naissance les grandes tempêtes de l’Océan, ici se déchaînent les premiers assauts des lames et des vents, lancés sur l’Europe occidentale ! Mais que peuvent-elles contre nos Hébrides, plus audacieuses que cet homme dont parle Livingstone, qui ne craignait pas les lions, mais qui avait peur de l’Océan, ces îles solides sur leur base granitique, se riant des violences de l’ouragan et de la mer !…
– La mer !… Une combinaison chimique d’hydrogène et d’oxygène, avec deux et demi pour cent de chlorure de sodium ! Rien de beau, en effet, comme les fureurs du chlorure de sodium !
Miss Campbell et Olivier s’étaient retournés, en entendant ces paroles, évidemment dites à leur intention, et prononcées comme une réponse à leur enthousiasme.
Aristobulus Ursiclos était là, sur la passerelle ».
C’est lui, l’anti-poète, qui est l’importun dont le propos est hilarant d’incongruité, et Jules Verne semble s’en donner à cœur-joie, tout en ne pouvant s’empêcher lui-même de procéder à l’une ou l’autre dérive explicative inopportune ; ainsi, alors qu’une chaloupe est en situation dangereuse sur la mer, il écrit qu’elle est « saisie par les courants concentriques du gouffre, dont la vitesse s’accroissait proportionnellement à leur rayon », ce qui enlève quasi toute tension dramatique au moment. Nonobstant, tel semble être le sujet véritable du Rayon vert : l’opposition entre l’art et la science, et un choix à poser par Helena Campbell entre Sinclair et Ursiclos : « L’un courait le ciel pour y décrocher les étoiles, l’autre pour en calculer les éléments ; l’un, artiste, ne cherchait point à poser sur le piédestal de l’art ; l’autre, savant, se faisait de la science un piédestal, sur lequel il prenait des attitudes ». Serait-ce gâcher la lecture que d’indiquer l’évidence du choix pour la demoiselle ?
Car au fond, on peut se demander, sans rien savoir de la biographie de Jules Verne, si ce bref roman terriblement anglais d’esprit (mention de Dickens dès le premier chapitre, puis Scott, Wordsworth, Shakespeare ou encore Les Poèmes d’Ossian récités à tout-va par les oncles de la charmante Helena) et avant tout histoire d’amour, n’est pas une œuvre gentiment ironique de la part de celui qui avait déjà publié l’essentiel de ce que l’histoire littéraire (mais aussi les goûts adolescents… et adultes, insistons !) retiendra de son œuvre, un clin d’œil disant : au fond, c’est bien beau, toutes ces considérations scientifiques, toutes ces histoires fiables, étayées de notions précises et documentées auxquelles on peut croire, mais ça ne vaut pas un instant d’amour et de poésie. Comme un rayon vert qui illuminerait l’essentiel, en somme.
Didier Smal
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