Le Procès de Spinoza, Jacques Schecroun (par Gilles Banderier)
Le Procès de Spinoza, Jacques Schecroun, mars 2021, 348 pages, 21,90 €
Edition: Albin Michel
Rares, très rares sont les décisions de justice dont l’écho se fait encore entendre des siècles plus tard ou qu’on éprouve le besoin de réviser alors que tous les protagonistes sont depuis longtemps boue et poussière au fond de tombes oubliées. À la tête du jeune État d’Israël, David Ben Gourion essaya, semble-t-il, de faire casser le jugement formulé trois siècles plus tôt, le 27 juillet 1656, par le tribunal rabbinique d’Amsterdam à l’encontre d’un jeune homme de vingt-quatre ans, le déclarant exclu de la communauté juive pour l’éternité. Rien que ça. Mais les rabbins de Jérusalem ne parurent pas mieux disposés que leurs lointains prédécesseurs amstellodamois, dont on peut admettre qu’à défaut d’avoir raison, ils aient eu leurs raisons (on ignore cependant lesquelles). À la froide lumière du regard rétrospectif, leur décret d’anathème apparaît comme un monument d’éloquence grandiloquente et vaguement ridicule, surtout à l’égard d’un des premiers esprits de l’humanité (il faut beaucoup de candeur pour écrire, comme le fait Roland Caillois dans l’édition de la Pléiade : « on ne lui ferme nullement la porte et un paragraphe contient même une sorte de promesse voilée »).
En temps normal, le herem (qui ne possède pas seulement la dimension religieuse de l’excommunication catholique, mais également des implications sociales et économiques) était formulé pour quelques semaines, quelques mois tout au plus, jamais pour une vie entière et même son éventuel au-delà. Le plus curieux est que le tribunal rabbinique n’a pas motivé une décision aussi lourde et que les juges ont même omis de signer leur prose pompeuse (qu’on trouvera dans la biographie de Steven Nadler, Spinoza, une vie, H&0, 2021, p.201-203)… Qui eut raison et qui eut tort ? Le tribunal rabbinique, qui n’était pas peuplé que d’imbéciles, mais qui semble avoir été incapable de gérer un grave conflit, s’est senti menacé et a sans doute surréagi (il reste que nous ne connaissons pas ses motivations). Quant à Spinoza, comme le montrent certaines de ses lettres, il ne fut pas toujours le personnage parfaitement tolérant et équanime qu’on se plaît à représenter. L’affaire pourrait n’être qu’un aspect de l’éternel débat wébérien entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Comme l’écrivait Emmanuel Levinas, « le peuple juif est assez grande personne pour se permettre un désaccord, fût-ce avec Spinoza » (Difficile liberté, Le Livre de Poche, p.152).
Passé ce coup d’éclat, Spinoza semble avoir mené une vie régulière et retirée, comme le fera plus tard Kant. Cette existence paisible, à l’image de l’eau immobile des canaux hollandais, cette existence entièrement vouée à la pensée, a – paradoxalement – intéressé des romanciers, comme Irvin Yalom (Le Problème Spinoza, 2012) ou Maxime Rovere (Le Clan Spinoza, 2017). Jacques Schecroun connaît ses devanciers, bien entendu, et les évoque en postface. Même si son roman paraît moins ambitieux que ceux de Yalom et de Rovere, il n’en propose pas moins une reconstitution soignée (à quelques détails près – sur les incunables, p.123, ou Marc-Aurèle, p.154, qui est un écrivain de langue grecque), fondée sur les meilleurs travaux érudits (Koenraad O. Meinsma, Steven Nadler). On notera en particulier, au chapitre 44, le monologue intérieur du jeune homme face à son destin, dans les instants qui précèdent le prononcé de la sentence : « Il avait craint le scandale s’il avait fait savoir à ses proches, à ses amis et surtout à la communauté qu’il quittait la synagogue pour se consacrer à Dieu. Comme personne n’aurait compris, il n’en avait rien fait » (p.311-312).
Gilles Banderier
Jacques Schecroun est co-fondateur de l’École européenne de philosophie et de psychothérapies appliquées. Il est l’auteur de : La lumineuse histoire du prince qui manquait de tout (Albin Michel, 2008), Et si la vie voulait le meilleur pour nous ? avec Nicole Aknin (Presse de la Renaissance, 2010), ainsi que, plus récemment, Une autre façon d’aimer (Editions de l’Homme, 2015), et Pardonne, aime et revis (Leduc, 2019).
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