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Le pays du lieutenant Schreiber d'Andreï Makine

Ecrit par Pierrette Epsztein 06.06.14 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

Le pays du lieutenant Schreiber, Andreï Makine, éd. Grasset, janvier 2014, 220 pages, 17 €

Le pays du lieutenant Schreiber d'Andreï Makine

La vie est une ronde, écrivait Schnitzler.


Cette fois, je vais oser le « Je ». Ce sera moins un compte-rendu que le récit des conditions d’une lecture.

Ce soir-là, Andréï Makine est l’invité de la librairie, juste en face de chez moi. Il présente son dernier roman, Le pays du lieutenant Schreiber. Je connais de lui Le testament français. Je l’ai acheté quand il est paru en 1995 et a reçu le prix Goncourt, le prix Médicis et le prix Goncourt des Lycéens.

Ce livre m’avait bouleversée. Je décide de venir à cette rencontre. J’arrive en avance, l’auteur est déjà là et parle à la libraire qui me connaît bien. Un homme très grand, beaucoup de prestance, une élégance discrète. La libraire me présente. Nous nous serrons la main et nous nous disons bonjour. Je suis d’emblée séduite par son accent qui me ramène au temps de ma jeunesse et des Chœurs de l’Armée Rouge et de l’enthousiasme de ma famille pour le communisme puis leur éloignement en 1956, lors de l’intervention russe en Hongrie, pays d’origine de ma mère, après laquelle nous recevrons une grande partie des jeunes de sa famille qui s’exileront. La rencontre s’arrêtera là.

L’homme s’assied, la libraire commence à lui parler de son livre et il s’embarque. Toujours cet accent qui remue l’âme, un français absolument châtié presque précieux et une telle flamme pour traduire sa colère face à l’indifférence actuelle. Je suis conquise. J’ai le désir de lire le livre. L’amie qui m’accompagne l’achète. Elle me le prêtera dès qu’elle l’aura lu. Je rentre chez moi et sans attendre, je le commande au Service de Presse de La Cause Littéraire. Une semaine passe. Mon amie me confie le livre qu’elle a dévoré. Je le lis en deux soirs. Très vite je reçois le roman des Editions Grasset. Je le relis, je prends des notes, je le corne, je surligne. La deuxième lecture terminée, je réalise que ce livre est né du fruit d’une rencontre.

Jean-Claude Servan Schreiber a 88 ans quand, dans une librairie, il découvre Cette France qu’on oublie d’aimer. En feuilletant le livre, il découvre le nom de l’auteur. Il écrit à l’écrivain aux nombreuses récompenses littéraires pour lui proposer « un verre de whisky » chez lui et évoquer ensemble le général De Gaulle, la dernière guerre mondiale, les soldats disparus, le courage et la lâcheté. Ils se rencontrent. Une amitié naît entre les deux hommes. Un dialogue s’instaure. Très vite, Andreï Makine pousse son nouvel ami à écrire le récit de ses années de guerre. Il va passer beaucoup de temps pour le convaincre.

Il finit par emporter l’adhésion de son ami. Et ce sera l’occasion d’une nouvelle rencontre avec un journaliste qui accompagnera Jean-Claude Servan Schreiber dans cette écriture. Le manuscrit voit le jour.

Ensuite, Andréï Makine, persuadé de l’intérêt du projet, va prendre son bâton de pèlerin et entamer un vrai périple auprès des éditeurs qu’il connaît. Il pense que grâce à sa notoriété d’auteur publié et récompensé il réussira à les convaincre. Ce seront de laborieuses et décevantes rencontres. Leur réaction est terrible. Une affreuse indifférence et le refus net de publier une histoire dépassée qui n’intéresse plus personne. La même indifférence que le lieutenant a connue au retour de la guerre en 45.

Il faudra une autre rencontre encore pour trouver un éditeur assez courageux, « un vrai gentleman » pour prendre un tel risque. Le livre paraît. Il est intitulé Tête haute : Souvenirs, et signé Jean-Claude Servan Schreiber. Sur la couverture, une photo : « En 1944, à la tourelle de son char, le jeune lieutenant Schreiber scrute une plaine enneigée, quelque part en Alsace, un visage à la fois juvénile et endurci par les atrocités vécues ».

Une victoire de courte durée. « C’est ce visage qui va être lacéré, laminé, émietté par la machine tueuse de livres ». En effet, le livre ne rencontra pas son public.

Et c’est le nom oublié d’un camarade, le bref silence de la mémoire qui donnera à Andréï Makine l’idée d’écrire un roman à partir de tout ce périple et de l’échec de sa démarche pour faire de cette défaite une bataille contre la fatalité. Tout cela je l’ai découvert dans le roman mais bien mieux exprimé que je ne viens de le faire !! C’est Grasset qui le publiera. Mais encore une fois, la diffusion sera réduite !

J’espère, avec ce compte-rendu, prolonger un peu, un tout petit peu, la vie de ce livre qui m’a tant touchée. Je ne dévoilerai pas plus avant ce qui fait la richesse de ce roman. A vous, qui lirez ce compte-rendu, d’avoir le désir et la curiosité de le découvrir au fil de votre lecture.

Qu’est-ce qui fait la force singulière de l’écriture littéraire d’Andréï Makine ?

La ronde se poursuit. Avant d’écrire ce texte, j’ai éprouvé la nécessité de relire Le testament français. Au fil des pages du roman, l’auteur s’interroge sur ce qui lui a permis de produire son « écriture ». Il a compris en lisant, depuis son adolescence, les grands auteurs russes et français que « la littérature nous envoie des messages codés dont le déchiffrage se doit d’éveiller en nous l’équivoque et le doute sur la signification ». Qu’elle a « l’art d’éveiller en nous une émotion particulière ». Il s’agit pour l’auteur de réussir à  élaborer « un récit tout à la fois cohérent et complexe », de tenter « de faire entendre sourdre la vie dans toute sa douloureuse beauté ». Dans un roman, « le temps ne coule pas selon une ligne bordée de ciment, il ondoie autour de chaque évènement évoqué ». Un roman, c’est pour lui « une mise en scène, une liturgie, un art à la gloire de tous les anonymes ». « Dans la vie, nous avons affaire à un peuple d’une fabuleuse multiplicité de sentiments, d’attitudes, de regards, de façons de parler, de rire, d’aimer ». C’est cette galerie de types humains, où chacun peut se retrouver, des anecdotes déployées, des paysages mutilés mais aussi d’une beauté insolite, des moments précis dépliés, qu’un auteur nous offre comme un cadeau. L’écrivain a toute liberté de distinguer toutes les nuances de la vie et de nous étranger le regard. Pour Andréï Makine « la toute puissance de la parole littéraire ne réside pas dans les artifices verbaux, ni dans un savant assemblage de mots joliment disposés dans une page, mais il s’agit de capter quelque chose de bien plus profond, cette langue qui dirait l’indicible, cette capacité à entendre l’altérité et à la rendre expressive, une étincelle de rayonnement qui touche le cœur d’un lecteur singulier, une pénétrante harmonie du visible qui, une fois révélé par le poète, devient étincelle : Cela s’appelle le style ».

 

Le pays du lieutenant Schreiber : une épopée de la mémoire


Le livre est sous-titré Le roman d’une vie. Le projet de l’auteur est, dès l’abord, annoncé dans l’exergue : « Je dédie ce livre à tous les frères d’armes du lieutenant Schreiber, à tous leurs proches ». Redonner un nom et une existence aux anonymes oubliés de cette « drôle de guerre », en évitant tout schéma idéologique figé.

De façon inhabituelle, je ne dévoilerai que le début et la fin du roman. Qui est le lieutenant Schreiber ? Si on remonte sa lignée, on rencontre le mythe familial sur lequel on a déjà écrit et même que l’on a filmé. Cette famille, d’origine juive, a connu l’arrachement, la transplantation, l’enracinement, l’intégration, la fidélité au pays d’accueil. Le rêve de liberté civique qui se confond avec le nom de France, la rupture avec la tradition, la laïcisation, la conversion au catholicisme pour certains membres. Jean-Claude ne sera pas circoncis !!

« C’est quelqu’un qui est né sept mois avant l’armistice du 11 novembre 1918 ! Quelqu’un qui, en 1935, à l’âge de dix-sept ans, a visité en solitaire d’abord l’Allemagne hitlérienne et puis l’URSS de Staline ! Quelqu’un qui, dès 1939, s’est engagé dans l’armée, a fait la Campagne de France, tout en étant d’origine allemande, a été blessé, a assisté au départ du Massilia car sa mère était du voyage. Quelqu’un qui, dans la maison familiale, a croisé des hommes politiques. Quelqu’un qui a participé à la Résistance, a été emprisonné dans un camp de concentration en Espagne, a pris part au débarquement en Provence en 44 et aux combats en Allemagne en 45. Quelqu’un qui a connu personnellement tous les présidents de la Cinquième république, quelqu’un qui à 90 ans passés garde une mémoire de jeune homme et l’énergie d’un lutteur. Enfin, ce quelqu’un est un Servan Shreiber !! ».

Dans Le pays du lieutenant Schreiber, j’ai constaté la force d’une écriture littéraire en analysant la différence avec le compte-rendu militaire issu de la brochure qui fait état de la chronique des faits d’armes du 4ème régiment de cuirassiers. « Le Style télégraphique produit une apparence immatérielle, déshumanisée, irréelle ». Ce qui lui donne un peu de chair ce sont les dédicaces de ses compagnons d’armes. Quant à Tête haute : Souvenirs, de Jean-Claude Servan-Schreiber, peut-être manque-t-il la distance que peut apporter un écrivain.

Après leurs échanges, comment Makine allait-il réussir à traduire l’histoire de cet homme et de ce qu’il a vécu ? Comment allait-il réussir à transformer un homme en personnage, un paysage banal en tableau comme celui qu’il a vu enfant, ou plutôt le reflet de ce vieux tableau, « Le départ » ? Ce qui l’a frappé dans ce tableau c’est, « dans la masse impersonnelle, un soldat qui tournait légèrement la tête, laissant voir la ligne de son profil. Son œil semblait chercher le regard de ceux qui s’arrêtaient devant le tableau. Et l’on sentait, intensément, l’urgence de lui adresser une parole, un geste d’amitié ». Et il répond lui-même dans le cœur du livre : « Je le dirai autrement, j’emploierai des euphémismes et des litotes, j’avancerai par palier, je relativiserai, je noierai le poisson ». Andréï Makine va apporter sa note décalée, en puisant tantôt dans les souvenirs de son interlocuteur, tantôt dans les siens propres. Et c’est ce tissage improbable que le roman va nous donner à entendre pour notre réjouissance…

 

Pourquoi un auteur se lance-t-il dans un projet littéraire ?


Qu’est-ce que cela réveille de sa propre histoire ? A quelle question cherche-t-il à trouver une réponse ?

Russe de sang et français de cœur, son écriture est pétrie dans la pâte de sa propre histoire, mais imprégnée à la fois par le tragique, la mélancolie de la littérature russe et par la grâce de la littérature française. Son écriture en porte la limpidité et l’élégance.

Grâce à ce roman, nous entamons un voyage contre l’oubli. L’auteur marque son dessein impérieux de faire revivre les anonymes de toutes les guerres. L’écrivain, par la qualité de son écriture, par la force de son imaginaire, par sa réputation acquise, va faire revivre cet homme, son histoire, ses compagnons de lutte. Le livre dessine un visage. Il lance son livre comme une bouteille à la mer. Mais c’est l’humain, dans toute sa complexité, qu’en fait il nous révèle.

Cette lecture est salutaire contre notre propre amnésie, contre celle de notre temps qui baigne avec une jouissance douteuse dans l’immédiateté. L’auteur tente, par la grâce de son écriture, de redonner une épaisseur au temps, une épaisseur à l’histoire, une épaisseur à la vie, à notre vie.

Ce livre ne se veut pas politique. Dans sa tonalité tout à la fois désespérée et confiante, Andréï Makine, par la possibilité qui lui est donnée de transmettre, joue un rôle d’éveilleur de conscience et nous offre une œuvre citoyenne qui déborde largement le temps du récit et nous fait regarder autrement notre prochain.

Choisir, comme Andréï Makine, le métier d’écrivain ne cache-t-il pas, dans la plupart des cas, le double désir de laisser trace pour réparer ainsi une enfance meurtrie, violente, anonyme et, tout à la fois, de rechercher une reconnaissance jamais assouvie, jamais assurée, une demande d’amour en fait ? Ecrire, n’est-ce pas, au fond, donner un sens à sa propre existence ? Pour ceux qui décident de se lancer dans cette aventure risquée ces questions ne se posent-t-elles pas à eux constamment ?

Et le rôle des rédacteurs ne consiste-t-il pas à faire connaître des œuvres qui les ont personnellement touchés grâce à une rencontre, et en offrir leur lecture, une autre ouverture, une autre vie, et à devenir à leur tour un relais dans la ronde du livre ?

 

Pierrette Epsztein

 

Né en Sibérie en 1957, Andreï Makine passe son enfance et son adolescence dans un orphelinat sibérien. Ses parents sont portés disparus, probablement déportés sous Staline. Malgré une scolarité irrégulière, il est un brillant élève de philosophie et de français qu’il étudie depuis l’école primaire. Boursier, il rédige une thèse de doctorat sur la littérature française à l’Université de Moscou. En 1987, il demande l’asile politique en France, où il va mener d’abord une vie très précaire. À trente ans, il s’installe à Paris. Il est d’abord assistant de russe au lycée Jacques-Decour et dépose une thèse de doctorat en Sorbonne. Il publie son premier roman, La Fille d’un héros de l’Union soviétique (1990), à 33 ans. Il choisit le français comme langue d’écriture. Il obtient le Prix Goncourt, le Prix Médicis, et le Prix Goncourt des Lycéens en 1995 pour Le Testament français qui est en grande partie autobiographique. Pour Makine, la France est une langue, mais aussi une culture. Il vit actuellement à Paris mais se tient, autant que possible, à l’écart de la vie littéraire pour se consacrer entièrement à la littérature. L’obtention du Goncourt lui valut, outre le succès public, la nationalité française qui lui avait été préalablement refusée. Il a également publié des romans sous un pseudonyme. Les romans d’Andreï Makine sont enrichis de sa double culture et témoignent d’une grande érudition. Ses romans sont traduits dans plus de quarante langues.

Bibliographie :

Il a publié à ce jour une vingtaine d’ouvrages, romans, essais, théâtre, dont nous ne citerons que les plus importants :

La Fille d’un héros de l’Union soviétique, Robert Laffont, 1990

Le Testament français, Mercure de France, 1995 (Prix Goncourt, Prix Médicis et Prix Goncourt des Lycéens)

La Musique d’une vie, Éditions du Seuil, 2001 (Grand Prix RTL-Lire 2001)

La Femme qui attendait, Éditions du Seuil, 2004

Cette France qu’on oublie d’aimer, Flammarion, coll. Café Voltaire, 2006

Le Monde selon Gabriel, Monaco, Éditions du Rocher, 2007 (Théâtre)

La Vie d’un homme inconnu, Seuil, 2009

Le Livre des brèves amours éternelles, Seuil, 2011

Une femme aimée, Seuil, 2013

Le pays du lieutenant Schreiber, Grasset, 2014

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A propos du rédacteur

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Rédactrice

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Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.