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Le Paradoxe ambulant, Gilbert K. Chesterton (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 10.06.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Iles britanniques, Essais, Les Belles Lettres

Le Paradoxe ambulant, Gilbert K. Chesterton, essais choisis et préfacés par Alberto Manguel, traduits de l’anglais par Isabelle Reinharez, Paris, Les Belles-Lettres, 2024, 508 pages, 15, 50 €.

Edition: Les Belles Lettres

Le Paradoxe ambulant, Gilbert K. Chesterton (par Gilles Banderier)

 

On peut discuter pour savoir si la notion de terme ou d’expression intraduisible d’un idiome à l’autre aurait ou non un sens. Tout dépend de ce que l’on entend par traduire.

Les anglicistes connaissent l’expression tongue in cheek. L’image anatomique fait sens (on met sa langue contre sa propre joue, afin de ne pas se trahir en riant), mais si l’on fait comme un dictionnaire très répandu, le Harrap’s Shorter, en le rendant par « avec une ironie moqueuse » ou « en plaisantant », a-t-on vraiment traduit l’expression de façon organique, avec son génie propre, ou a-t-on donné une simple équivalence ?

Quoi qu’il en soit, s’il fallait trouver un livre illustrant cette expression, Le Paradoxe ambulant conviendrait à la perfection, comme conviendrait à son auteur ces phrases de Péguy :

« Le vieil Hugo voyait le monde comme s’il venait d’être fait. Toute la force de son génie est qu’il voyait le monde non pas comme un objet habitué de regard habitué, mais comme premier, comme l’objet premier d’un regard premier, comme un objet tout vert, comme l’objet tout nouveau et neuf et tout vert d’un regard tout nouveau et vert, d’un regard tout neuf. Il voyait le monde comme s’il venait enfin de venir au monde » (Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle).

Sa vie entière, Chesterton ne fut pas seulement un enfant qui regarde, mais surtout un enfant qui joue : « Jouer comme l’entendent les enfants est la chose la plus sérieuse au monde. […] Nous avons assez de force pour la politique, le commerce, l’art et la philosophie ; nous n’en avons pas suffisamment pour le jeu » (p. 221).

Avec un écrivain tel que Chesterton, qui a beaucoup publié, le principe de l’anthologie, si discutable en d’autres occurrences, se justifie pleinement. Alberto Manguel a butiné dans l’abondante production de l’auteur britannique (les titres, qui parfois sont eux-mêmes ceux de recueils anthologiques, sont souvent des curiosités : Tremendous Trifles, The Common Man, Lunacy and Letters, All I Survey, A Miscellany of Men, All Things Considered, The Glass Walking-Stick, As I Was Saying, Generally Speaking, The Space of Life, Fancies Versus Fads).

Il y a une part de jeu dans les pages de Chesterton – de paradoxe pour le paradoxe – comme il y avait l’art pour l’art, mais pas seulement. On y retrouve telle formule fameuse, telle « Le fou n’est pas celui qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison » (p. 116). Comme le sont, ou comme devraient l’être les enfants, Chesterton fut un écrivain heureux, ainsi que (est-ce lié ?) et avant tout un catholique, c’est-à-dire un homme qui ne prend pas le monde tout à fait au sérieux. Mais il appartenait à un univers ancien, qui a disparu sans que cette disparition ne suscitât une grande émotion : celui où l’on avait du temps. Nous avons beau raisonner rationnellement et nous dire que chacun dispose de la même quantité de temps que les constructeurs de cathédrales, Érasme, Voltaire ou Mozart – nos journées comptent toujours vingt-quatre heures de soixante minutes – et ajouter que nous vivons dans des conditions de confort dont nos ancêtres n’auraient jamais rêvé, nous sentons bien que, dans la vie présente, quelque chose d’imparfaitement identifié, peut-être une combinaison de facteurs, dévore notre temps. Ce volume recueille des pages cultivées, non parce qu’elles crouleraient sous les références érudites, mais parce qu’elles témoignent d’heures entières, voire de journées complètes, des heures et des journées qu’on devine voluptueuses, données à la réflexion.

 

Gilles Banderier

 

Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) est l’auteur de plus d’une centaine d’ouvrages, dont les célèbres enquêtes du père Brown.



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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).