Le Ministère du Bonheur Suprême, Arundhati Roy
Le Ministère du Bonheur Suprême, janvier 2018, trad. anglais (Inde) Irène Margit, 536 pages, 24 €
Ecrivain(s): Arundhati Roy Edition: Gallimard
Qui se laissera emporter par ce roman torrentueux de l’amont à l’aval se souviendra longtemps, peut-être à jamais, d’Anjum, dont la vie mouvementée, depuis le jour de sa naissance, est le fil de trame sur lequel va courir une immense chaîne narrative.
Anjum est née Aftab.
« La nuit où Jahanara Bégum lui donna naissance fut la plus heureuse de sa vie. Le lendemain matin, au soleil déjà haut, dans la douce chaleur de la chambre, elle démaillota le petit Aftab. Elle explora son corps minuscule […]. C’est à ce moment qu’elle découvrit, niché sous ses parties masculines, un petit organe, à peine formé, mais indubitablement féminin ».
Jahanara Bégum cache cette particularité hermaphrodite à son mari Mulaqat Ali, lequel, bien que descendant « en droite ligne de l’empereur moghol Gengis Khan », exerce le modeste métier de hakim (soigneur par les plantes), jusqu’au jour où Aftab est contraint de quitter, à l’âge de neuf ans, l’école de musique, ne supportant plus les railleries des autres enfants :
« Lui, c’est une Elle. Un ni Lui ni Elle. En Lui et une Elle. Elle-Lui, Lui-Elle ! Hi hi ! Hé hé ! ».
Le couple tentera tout pour que leur fils reste Aftab, mais en Aftab c’est Anjum qui prend le dessus, et qui, échappant peu à peu à ses parents, finit par rejoindre la communauté des hijras dans un quartier proche.
A partir de ce moment, Anjum vit sa féminité, ou plutôt sa condition, reconnue en Inde, de hijra, en devenant disciple de Ustad Kulsoom Bi de la gharana de Delhi, une des sept gharana hijra du pays, non sans souffrances, non sans ressentir, malgré une opération chirurgicale à demi-réussie, dans sa chair et dans son âme, les mouvements schizophrènes d’une personne pas tout à fait femme ni tout à fait autre.
Gudiya tenta un jour de lui expliquer que les hijras occupaient une place particulière dans la mythologie hindoue où elles étaient aimées et respectées.
Cette fracture intérieure, ou cette sensation de manque, stigmate de son destin personnel, cristallise la profonde et sanglante fracture collective qui s’opère au même moment en Inde, celle de la partition du Pakistan au nord et du Bangladesh à l’est, ressentie par la nation indienne comme une double amputation nourrissant une haine qui se perpétue.
Les informations qui parvenaient du Gujerat étaient horribles. Un wagon de passagers avait été incendié par des personnes qualifiées de mécréants et soixante pèlerins hindous avaient brûlé vifs…
[…] La réaction ne fut ni égale ni symétrique. Le massacre en représailles se prolongea des semaines durant…
La vie d’Anjum connaît deux phases principales, en deux lieux, sur fond de montée du nationalisme hindou et des massacres que subissent les communautés musulmanes tantôt de la part de groupes d’extrémistes hindouistes sur de fallacieux prétextes religieux (accusations d’abattage et de consommation de vaches sacrées), tantôt de la part des forces armées gouvernementales au motif de réprimer les manifestations de protestation qui agitent les musulmans à la suite de ces quasi-pogroms. A la fin, dramatique, d’une longue période vécue dans la gharana, Anjum s’installe dans un cimetière où, après avoir vécu en anachorète, elle construit peu à peu un lieu d’accueil pour hijras en détresse et marginaux en tous genres, asile qui acquiert une notoriété certaine sous le nom de Jannat Guest House (maison d’hôtes Le Paradis).
Des mois durant, Anjum vécut au cimetière tel un spectre ravagé, sauvage, au pouvoir de hantise plus grand que les djinns et les esprits du lieu.
C’est dans ce cadre, et au hasard de ces rencontres, qu’Anjum se lie d’amitié avec Saddam Hussain, « manipulateur de cadavres » à la morgue du lieu, grand admirateur de l’ex-président irakien.
Cette liaison est le point de départ d’une vaste saga qui met en scène, avec Saddam Hussain et d’autres militants, toute l’Inde du Nord, du Gujarat et du Rajasthan au Cachemire où le lecteur assiste à la résistance armée clandestine des Cachemiris contre les troupes indiennes.
Sachant que la rencontre entre Anjum et Saddam se situe, alors qu’il s’est déjà passé une somme extraordinaire d’événements, à peine à l’entour de la centième page d’un roman qui en comprend 525, il est impossible de résumer le reste.
Arundhati Roy met en branle, avec un art narratif exceptionnel et dans un style incisif et caustique, voire sarcastique, une série de personnages et une succession de faits et de péripéties qui illustrent, tout en donnant au lecteur un tournis captivant :
– Le foisonnement politique, religieux, social d’une Inde au climat explosif où les actes des individus alternent ou se confondent avec les mouvements de foules.
– L’évolution négative d’une Inde où les nationalistes hindous, profitant du contexte international des attentats d’Al Qaïda, imposent de plus en plus violemment leur désir de revanche sur l’historique conquête moghole et la domination séculaire de la culture indo-musulmane qui s’est imposée dans une grande partie du sous-continent.
Les avions qui avaient été précipités dans les gratte-ciel d’Amérique servirent les intérêts d’un bon nombre d’individus…
– En face, la contagion de l’islamisme intégriste radical chez les Cachemiris.
L’idiotie intrinsèque, l’idée du Jihad, a infiltré le Cachemire à partir du Pakistan et de l’Afghanistan. A présent […] nous avons huit ou neuf versions de l’islam « authentique » qui se combattent. Chacune d’elle a sa propre écurie de mollahs et de maulana.
– Les manipulations troubles et les abus de pouvoir sans limite des autorités locales et des forces de police corrompues dans un climat d’absolue impunité.
La police lui tomba dessus pour l’interroger. Ils le bousculèrent un peu, juste quelques claques (simple routine).
[…]
Les policiers lui assénèrent quelques coups de pied (simple routine).
Mille cent quarante-six cas de disparitions dans la ville avaient déjà été enregistrées cette année-là. Et on n’était qu’en mai.
– Les sombres trépidations d’une Inde où les disparités sociales et les inégalités de castes provoquent des révoltes durement réprimées.
– Les fractures générationnelles d’une Inde où s’opposent douloureusement traditions et modernité.
Le roman est tout en turbulences, à l’image de cette société agitée de remous et de courants contradictoires.
Anjum finit par bâtir dans le cimetière une sorte de mini-société idéale, havre de paix, asile pour êtres humains et animaux, cependant que la nation verse dans la dictature (dictature que désigne par antiphrase le titre du roman ?) :
Tout bien considéré, avec une Piscine pour le Peuple, un Zoo pour le Peuple et une Ecole du Peuple, le cimetière se portait plutôt bien. On n’aurait pu en dire autant du Duniya.
Gujarat ka Lalla avait pris d’assaut les urnes et était devenu le Premier Ministre. Idolâtré, il était déjà, dans de petites villes, la divinité principale de certains temples…
Cette sombre et cruelle somme romanesque se termine sur une note d’optimisme forcé, amer, attribuée au bousier…
Tout le monde dormait. Tout le monde, sauf Guih Kyom le bousier. Il était pleinement éveillé, en service, couché sur le dos les pattes en l’air pour sauver le monde au cas où le ciel tomberait. Mais il savait, lui, que les choses s’arrangeraient. Elles s’arrangeraient, il le fallait.
Arundhati Roy, avec ce roman éblouissant et ses précédentes publications, se situe d’évidence en bonne place dans la galerie des représentants de génie d’une littérature indienne puissante, efficace, lucide, généralement contestataire, voire révolutionnaire, lesquels excellent à mettre en scène une « Comédie Humaine » régionale, passionnante et généralement expressivement réaliste, dont on connaît entre autres Vaikom Muhammad Basheer, Salman Rushdie, Rabindranath Tagore, Satyajit Ray, Tarun J. Tejpal,Yojana Sharma, Shashi Tharoor, Amitav Ghosh, Rohinton Mistry, Vikram Seth, Shumona Sinha, Taslima Nasreen, Zia Haider Rahman…
Une littérature aujourd’hui incontournable.
A noter, l’excellent travail de traduction d’Irène Margit.
Patryck Froissart
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