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Le Jardin de derrière (9) - Où il est question de travaux et de grille-pain

Ecrit par Ivanne Rialland 29.01.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (9) - Où il est question de travaux et de grille-pain

 

Le lendemain, en milieu de matinée, Georges et Pierre se rendirent au Bricorama de la ZAC. Louise avait préféré rester, de crainte de porter quoi que ce soit, et aussi à l’idée du temps à passer au rayon « Matériaux d’isolation » ou autres du même genre. Elle avait fait promettre à son père de lui envoyer une photo de la couleur choisie pour sa chambre sur son téléphone portable et d’attendre son feu vert. Pierre avait été chargé du choix du grille-pain.

Pierre, à l’apparition des premiers entrepôts, des premiers parkings en bordure de champs, se récria sur la laideur de ce paysage dont Georges commençait à aimer la banale absurdité. En guettant les panneaux aux ronds-points, il saisissait du coin de l’œil ces bleus francs, ces rouges et ces jaunes pétants qui se détachaient sur le bleu un peu pâle du ciel tandis que son fils réclamait une pizza pour le déjeuner, en arguant que chez Pizza Hutt, en ce moment c’était deux pour le prix d’une.

Georges, sans répondre, se gara dans le parking d’un hypermarché.

– Pourquoi on s’arrête ?

– Vous le voulez ou non, ce grille-pain ?

– Mais il y a un de ces mondes !

Georges fit mine de redémarrer. Pierre sortit aussitôt en grognant de la voiture. Il n’y avait guère de choix en matière de grille-pain. Pierre protesta pour la forme, mais choisit rapidement un modèle peu coûteux, en promotion (15 euros au lieu de 19,90, prix choc du week-end) et se dirigea à grands pas vers la caisse moins de 10 articles. Il se tourna vers son père qui sortit sa carte bleue et, le grille-pain sous le bras, regagna la voiture à la même allure.

Au Bricorama, ils commencèrent par choisir la peinture. Étonnamment, après lui avoir proposé du lilas et du rouge, Georges eut l’approbation de Louise pour un ivoire des plus classiques. Il se demanda ce qu’elle pouvait bien voir sur l’écran de son téléphone. À moins qu’elle n’ait du goût, après tout. Il sourit, et prit la même peinture pour la chambre conjugale. Pierre, après avoir hésité longuement, jeté son dévolu sur un gris anthracite, un rouge, un gris pâle, prit aussi la peinture ivoire. Tout cela était bizarrement simple, ou peut-être les prémisses de la fin normale de la crise normale de leur adolescence. Au rayon « Matériaux d’isolation », Georges montra le croquis qu’il avait réalisé la veille au vendeur, qui le conseilla longuement, calculette en main. Pierre tâchait de ne pas s’impatienter, de peur de compromettre l’obtention de son coin répét’, et furetait dans les rayons, essayant les modèles de poignées de porte, regardant vaguement les scies sauteuses et les assortiments de tournevis.

– Bon, c’est un peu plus compliqué que je le pensais, dit Georges en retrouvant son fils au milieu des tondeuses à gazon. Plus cher aussi. Vu l’état des murs, on ne peut pas prendre un truc adhésif, et même avec de la colle… Il faudra faire un enduit d’abord. Et il faudra aussi un rideau phonique, de toute façon, mais ça sera pour plus tard.

Pierre hocha la tête, fit mine de comprendre, accepta de se contenter de panneaux de liège peu épais et peu chers, dont ils remportaient dans le coffre plusieurs grands rouleaux, avec deux bacs d’enduits tout prêts. Le tout serait ensuite recouvert de boîtes à œufs, que Pierre et ses amis étaient chargés de trouver en nombre nécessaire.

Au retour, l’estomac de Pierre criant famine, Georges finit par céder et s’arrêta au Mc Drive lui acheter un hamburger. Il ne lui épargna pas cependant son discours en trois points – nutritionnel, gastronomique et politique – que Pierre écouta en acquiesçant sans cesser de mâcher, lâchant finalement, la bouche encore pleine : « Nécessité fait loi ».

Dès l’arrivée, que Louise guettait depuis le balcon, il fallut inaugurer le grille-pain. Tous trois assis à la petite table de la cuisine, coude à coude, ils déballèrent l’engin. Le but était de confectionner des club sandwiches pour le repas du midi. Louise avait lavé des tomates, Pierre sortit les blancs de poulet et la moutarde du frigo. Georges, lui, se plongea dans la contemplation des touches ornant l’appareil. Il ignorait qu’il puisse y avoir des grille-pain à touches.

  • on : à moitié brûlé ?

áê : était-il possible de régler la température ? À partir d’une seule touche ? Par un nombre variable de pressions ?

x o : grille une tranche sur deux ?

Le mode d’emploi en néerlandais n’était pas très éclairant, mais apparemment, en se contentant d’abaisser le chariot, on obtenait un pain grillé normal dont Georges se contenterait tout à fait.

Pierre fit revenir les blancs de poulet dans la poêle, Louise découpa les tomates, lava un peu de salade, se coupa des cornichons. Georges fit griller le pain, mélangea la mayonnaise à la moutarde, ajoutant une goutte de Tabasco. Puis chacun confectionna son sandwich, avec un soin méditatif. Louise intercalait avec application ses tranches de cornichons entre ses lamelles de poulet qui reposaient sur une feuille de salade, tandis que le deuxième étage n’était composé que de tomates et de sauce. Pierre s’évertuait à réaliser deux étages rigoureusement identiques et généreusement garnis de sauce, avec un supplément de Tabasco. Georges recouvrait avec délicatesse son pain d’une fine couche de moutarde, corsait l’étage poulet-tomates de tabasco, l’étage poulet-salade d’un trait d’huile d’olive. Il assaisonna la salade qui restait avec la sauce tandis que ses enfants mettaient la table. Il tournait lentement les couverts dans le saladier, en pensait aux buses qui couraient sous la maison. Il coupait son sandwich, le mâchait, toujours pensant aux buses. Cet air noir, ce circuit. Ça se mêlait dans son esprit aux touches du grille-pain, au mode d’emploi illisible. Ce n’était pas seulement fortuit, une question de temps ou d’espace, c’était le sentiment commun d’une essentielle, inaltérable énigme. Tout le reste, juste des rides à la surface, des poussières sur la vitre. Il secoua la tête et regarda ses enfants qui mangeaient leur sandwich en le tenant à deux mains. Ils paraissaient eux-mêmes apaisés, la tête tournée vers le paysage qu’on apercevait à travers la porte et la fenêtre, dans une lumière que la pénombre de la maison rendait aveuglante. Georges sentait l’humidité qui suintait des murs, respirait l’odeur de renfermé qui émanait du vieux sofa. Au dehors, le soleil se réverbérait sur la pierre du balcon, décolorait le ciel et le feuillage des arbres. Georges pensait aux conduites sous la terre. Brusquement, il saisit son BlackBerry sur le comptoir de la cuisine et appela Kevin, sous l’œil intrigué de ses enfants.

À 14 heures, Kevin et Julien arrivaient avec la camionnette. Georges entraîna tout le monde dans le jardin de derrière, fit grimper Pierre et Louise à l’échelle, les suivit et fut suivi à son tour par Kevin et Julien. Ils se retrouvèrent tous les cinq sur la bordure de béton du bief, Kevin et Julien l’air très pro, Pierre et Louise l’air très ennuyé. Kevin repartit et fit le tour par la route avec la camionnette pour l’amener sur l’arrière du bief. Les deux jeunes avaient apporté un fût pour y mettre les poissons : il s’agissait de le remplir d’eau. On se regarda. Pierre soudain s’anima : il avait une idée. Il suffisait de demander à la voisine la permission d’utiliser son tuyau d’arrosage. Il l’avait vue hier arroser ses plantes le long du muret qui surplombait le jardin de derrière, et il était sûr que le tuyau était assez long, d’autant qu’à la hauteur du bief les deux terrains étaient presque de niveau : il suffisait de le faire passer par-dessus le mur, et de mettre le fût juste en dessous. Aussitôt dit, Pierre, sans gêne, se dirigea vers le jardin de Mme Chaussas et entra par la grille ouverte. Il fit quelques pas dans l’allée sablée, il appela. Il regarda avec curiosité les parterres et les arbustes, il aperçut la maison, à moitié cachée par les arbres, il se dirigea vers elle. Il fut à ce moment interpellé sur un ton rogue. Mme Chaussas, la bouche pincée, s’avançait vers lui à grands pas à travers la pelouse. Pierre vit une chaise renversée, derrière un massif, non loin du mur séparant les deux propriétés. Il distingua dans l’herbe un tricot recouvrant quelque chose de carré et de noir, assez volumineux. Il eut l’impression de voir aussi un casque audio.

Il s’efforça d’être très bien élevé, très naturel, très joyeux. Est-ce qu’elle verrait un inconvénient si… ? Ce serait très aimable… Si elle voulait un petit poisson pour son dîner… Sourire engageant de Pierre. La vieille femme lui répondit, outrée, qu’il n’était pas question qu’elle mangeât de ces horreurs. Mais n’était-elle pas incommodée par l’odeur de la vase, dont ce grand nettoyage la débarrasserait ? Elle bougonna, admit que, hésita, regarda la mine angélique de Pierre. Elle lui fit signe de ne pas bouger, s’éloigna, fourragea dans les massifs et ramena, à moitié enroulé autour de son épaule, traînant à sa suite dans l’herbe, un tuyau vert orné d’une fine ligne jaune, qu’elle alla connecter à un robinet proche du mur de séparation. Pierre jubila, rejoignit aussitôt le bief, et leva la tête vers le sommet du mur. Il attendit. Puis il se dit que la voisine n’était sûrement pas disposée à lancer elle-même le tuyau par-dessus le mur. Il retourna donc aussitôt dans le jardin de la voisine, sous l’œil interrogateur des autres. Mais il ne trouva pas la vieille dame en train d’attendre à côté du tuyau, l’air mécontent, ni même le tuyau simplement abandonné par terre : Mme Chaussas était en train d’appuyer au mur une échelle coulissante sortie de diable sait où – Pierre n’avait pas vu d’échelle près du robinet ou à proximité, et il ne voyait pas où elle avait pu aller la chercher en si peu de temps –, le tuyau maintenant complètement enroulé sur son épaule, en tours bien serrés. « Faut pas vous donner ce mal, madame, je vais le faire ! » s’exclama Pierre avec sincérité. Elle tourna le visage vers lui : « Tu ne crois quand même pas que je vais te laisser faire n’importe quoi avec ce tuyau ». La désapprobation dans sa voix était profonde, presque haineuse. Pierre battit précipitamment en retraite. Il retourna au bief. La tête de Mme Chaussas apparut bientôt au faîte du mur, puis les épaules, enfin une main qui fit glisser le tuyau à petits coups. Julien approcha le fût à l’aplomb du tuyau qui descendait toujours. Mme Chaussas jetait de fréquents coups d’œil vers le bas, des deux côtés du mur alternativement, et tout autant vers les différents acteurs de cette scène muette. Lorsque le bec du tuyau eut pénétré à l’intérieur du fût, la tête de Mme Chaussas disparut et on entendit le grincement d’un robinet qu’on ouvre. L’eau jaillit du tuyau, maintenu en place par Julien. Très vite, la tête reparut en haut du mur, puis disparut : nouveau grincement du robinet, le fût était plein, exactement au deux tiers. Le tuyau remonta tout doucement le long du mur. On aperçut une dernière fois la tête de Mme Chaussas, on subit une ultime fois l’épreuve de son regard aigu et elle regagna sa chaise, son massif, son tricot et sa drôle de boîte noire.

Avec les épuisettes apportées par Kevin et Julien, on se mit à attraper les poissons noirs, gluants, puants. Au bout d’une petite heure, il y en avait une douzaine qui s’agitaient faiblement dans le fût. Kevin et Georges les avaient chassés jusqu’au milieu du bief chaussés de cuissardes, pataugeant dans la vase sous l’œil épouvanté de Pierre, Louise et Julien, sérieusement ébranlés par la vue de leurs prises se débattant au fond de l’épuisette. Maintenant, à les regarder tous entassés dans l’eau claire du fût, c’était presque pire encore, une impression de grouillement qui donnait la chair de poule. Que fallait-il en faire ? Georges ne pouvait se résoudre ni à les remettre dans l’eau du bief nettoyé ni à les tuer. Il reporta la question à plus tard. Il était déjà 15h30. Kevin et Georges se remirent à patauger dans la vase, raclant le fond avec des sortes de pelles à neige dont ils déversaient le contenu dans d’autres fûts dont l’arrière de la camionnette paraissait inépuisable. Pierre et Louise, avec des grimaces, s’occupaient des bords. Julien fit d’abord de même, puis décida de se mettre également à l’eau. Comme il n’y avait pas d’autres bottes, il se mit tout bonnement pieds nus, en remontant son jean au-dessus des genoux. Il fanfaronnait un peu et charriait d’énormes pelletées de vase. Tout à coup, il s’arrêta net, et appela Georges et Kevin.

– Il y a un truc, dans la vase. Un truc métallique.

Georges se pencha, tâcha de voir à travers l’eau trouble, mit la main. Il la retira précipitamment en criant : « Tout le monde dehors. Tout le monde sort de là. Pierre, Louise, dans le pré, tout de suite. Kevin, Julien, vous foutez le camp. Vous m’envoyez les pompiers, le maire, qui vous trouvez. Moi, je les appelle. Allez, vite ! »

Tout le monde se mit à courir. La tête de Mme Chaussas apparut fugitivement au sommet du mur.

 

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)