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Le Jardin de derrière (22) Où ça tourne au vinaigre

Ecrit par Ivanne Rialland 07.05.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (22) Où ça tourne au vinaigre

 

Sur un chemin de terre, dissimulé depuis la route par les arbres du verger, trois voitures à l’arrêt, bientôt rejointes par la camionnette de Louis, qui descend en personne du siège conducteur. Il est aussitôt entouré par une dizaine de jeunes rouges d’excitation. Parmi eux, Jeanne et une autre fille amenées par Kevin et Julien. Elles veulent venir. Elles resteront dans les voitures. Louis refuse tout net, lance un regard désapprobateur aux deux amis, qui, confus, se glissent au dernier rang du groupe. Les deux filles boudeuses s’éloignent de quelques pas, s’asseyent dans le champ. Louis commence son discours. Le ton est militaire, les yeux des jeunes brillent. Sur un geste de Louis, un des garçons ouvre les portes à l’arrière de la camionnette et en sort une caisse pleine de bombes lacrymogènes, que le groupe se répartit. Il y a aussi quelques coups de poing américains et deux pistolets. Julien exhibe soudain une carabine, une arme de chasse, assez légère, qui fait ricaner quelques-uns des garçons. Julien tâche de manier la gâchette d’un air menaçant. Louis caresse négligemment un fusil à canon scié, qu’il repose ensuite sur le sol de la camionnette. Tout le monde commence à s’exciter vraiment, on se dirige vers les voitures.

À ce moment se font entendre des meuglements affolés. Les deux filles assises par terre se lèvent d’un bond et fuient vers la route. Les autres se mettent à couvert derrière les voitures. L’intégralité du troupeau de Louis traverse au galop le chemin de terre pour se précipiter dans le verger et tout saccager. Louis hésite, esquisse un mouvement vers ses bêtes, puis renonce, héroïquement, et ouvre la porte de la camionnette avec de grands signes vers les autres : il faut partir, tout de suite.

Mais profitant de ce que tout le monde regarde vers le verger, Pierre, Tristan, Isabelle et Noé, jusque-là cachés dans un hangar, se sont précipités vers les voitures et ont lacéré les pneus. Dissimulés par les carrosseries, ils sautent dans le fossé longeant le champ, à l’abri des ronciers et des herbes hautes. Louis, du mauvais côté de la camionnette, n’a rien vu, et les meuglements des bestiaux affolés empêchent de rien entendre. Kevin, pourtant, se retourne, juste une seconde trop tôt, et a le temps de voir Tristan et Isabelle disparaître derrière les ronces bordant le fossé.

Louise avait pu situer très précisément le point de rendez-vous sur la carte de Tobie, qui y avait particulièrement détaillé la ferme et les terres de Louis, indiquant leur moindre dépendance, abri, entrepôt, hangar, le plus petit carré de choux, le plus étroit chemin de terre. Un calque permettait de préciser presque au jour le jour la position du bétail et des engins agricoles. C’est ainsi qu’ils surent dans quelle pâture se trouvaient les vaches, dans quel hangar ils pourraient attendre, et même la hauteur des buissons protégeant le fossé. Tobie se chargerait des vaches, Pierre et ses amis agiraient en première ligne, Georges, Louise et Camille Martineau sécurisaient la retraite.

Dès le début de l’après-midi, Pierre, Isabelle, Tristan et Noé étaient postés dans le hangar, sommaire construction en tôle toute pleine de courants d’air. Avec quelques jerrycans, de vieux sacs et de la paille, ils réussirent à se soustraire plus ou moins aux regards extérieurs, à condition que l’examen ne soit pas trop attentif. Le chien, par chance, était occupé ailleurs et il n’y avait qu’à espérer qu’il reste à l’écart jusqu’à l’arrivée des vaches. Tristan avait vaguement suggéré de l’endormir, suggestion repoussée avec indignation par Isabelle. De toute façon, même s’ils avaient eu sous la main des somnifères, le risque était trop grand de se faire repérer en essayant d’en administrer au chien. Il fallait aller au plus simple, et espérer la chance des débutants.

Dès qu’ils entendirent les voitures, ils envoyèrent un SMS à Tobie et retinrent leur souffle.

Tobie enjamba très précautionneusement le fil barbelé entourant le pâturage, en se demandant si les vaches, comme les chiens, sentaient la peur.

– Qu’est-ce qu’il fout ? chuchota Noé, paniqué, à l’oreille de Pierre.

Il s’approcha à pas lents du troupeau et se mit brusquement à crier en frappant de son bâton la vache la plus proche de lui. Il ne s’attira d’abord que quelques regards curieux. Il cria encore, bondit dans tous les sens et, s’énervant, frappa plusieurs bêtes à coups redoublés. Le troupeau se tourna lentement vers lui. Tobie, comprenant ce qui était en train de se passer, cria de plus belle : « Dans l’autre sens ! » Il agitait les bras : « Dans l’autre sens, je vous dis ! » Mais les vaches se bousculaient dans sa direction et commençaient à accélérer. Tobie se mit à courir et eut à peine le temps de sauter par-dessus le fil barbelé. Celui-ci arrêta net le troupeau, qui entama un mouvement tournant et se mit au galop. Il jaillit du pré par la barrière ouverte et fonça dans le champ.

Kevin, en deux enjambées, fut au bord du fossé. Son pied glissa et il s’écroula dans les ronces. Les autres se retournèrent et virent Pierre, Isabelle, Tristan et Noé en train de courir dans le champ. Sans se concerter, tout le monde se lança à leur poursuite et se retrouva à se débattre dans les ronciers et à trébucher dans la terre meuble, écrasant les blés verts. Les quatre adolescents, quelques mètres plus loin, dérapaient à qui mieux mieux, mais conservaient leur avance.

À la lisière du champ, ils récupérèrent leurs vélos couchés dans le fossé et eurent le temps, avant de les enfourcher, d’apercevoir Tobie démarrer au volant de sa voiture. Ils se mirent à pédaler à toute allure, tandis que les silhouettes de Kevin et de ses copains diminuaient peu à peu derrière eux. Ils n’étaient pas sauvés pour autant : pour regagner la maison, il leur fallait repasser devant le chemin de terre et longer la propriété de Louis. Heureusement, les membres de l’Association n’avaient pas eu le temps de bien voir ce qui s’était passé, et ceux qui ne couraient pas dans le champ étaient restés groupés autour des voitures. Mais Louis avait compris, et criait quelque chose dans leur direction. Quelques instants plus tard, alors qu’ils peinaient dans une petite route abrupte qui devait les ramener au niveau de l’église, ils entendirent dans le lointain les pétarades de deux mobylettes qui se rapprochaient très vite. En sueur, ils pédalaient de toutes leurs forces, sans pouvoir espérer distancer les deux engins. Louise et Camille, en embuscade à l’entrée du village, jetèrent  leurs clous sur la route. Les deux mobylettes zigzaguèrent, bondirent sur le trottoir, reprirent leur poursuite, à peine retardées, mais ayant perdu de vue les vélos, qui avaient tourné dans une ruelle. Kevin et Julien mirent plein gaz pour leur couper la route avant qu’ils n’arrivent à la maison de Georges. Par chance, ils prirent la route du bas, pensant les bloquer au niveau de la grange : Pierre, Tristan, Isabelle et Noé jetaient leur vélos par-dessus le muret du bief et couraient vers le moulin au moment où les deux mobylettes, après être passées devant la cour, débouchaient dans la rue longeant l’église. En poussant un juron, Kevin et Julien abandonnèrent sur la chaussée leurs mobylettes qui s’effondrèrent avec un bruit sourd, tandis que les quatre adolescents s’engouffraient dans la trappe du moulin que Georges put refermer une nouvelle fois au nez de l’Association.

Et Georges, en silence, entraîna à sa suite Pierre et ses amis dans le tunnel.

 

Ivanne Rialland

 


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A propos du rédacteur

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)