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Le Jardin de derrière (2)

Ecrit par Ivanne Rialland 20.11.14 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (2)

 

Où Georges rencontre les indigènes

 

Tôt le lendemain, par un joli temps de mai, Georges alla faire quelques courses chez Auchan. Le parking était à moitié vide, en ce dimanche matin. Devant les portes du magasin étaient exposées de lourdes tables de jardin, des auges de pierre et deux bétonneuses. La peinture un peu écaillée, avec des traces de rouille, elles semblaient avoir passé l’hiver là, sur ce parking, et leurs tréfonds retenaient peut-être un peu de neige mêlée aux feuilles de l’automne dernier. Georges médita devant elles. Il était tenté par le petit modèle. Ou une auge en plastique suffirait-elle, pour commencer ? À moins qu’il ne casse tout ce béton pour planter du gazon. Ce serait un gros chantier, et il ne savait pas trop comment s’y prendre. Il regarda autour de lui les hommes qui entraient et sortaient du magasin, remontaient dans leur voiture ou poussaient des caddies devant eux, en jogging ou en jean, leur pull à col camionneur aux manches relevées au-dessus du coude. Sauraient-ils le lui dire ?

Négligemment appuyés sur leur bétonneuse, une masse dans l’autre main, voudraient-ils lui apprendre les arcanes du béton et du gazon – et des poules ? Georges, soudain découragé, soupira, et entra dans le magasin, poussant son caddie devant lui. Son pull en V bien tiré sur les poignets, il parcourut les rayons, emplit son caddie d’un peu de nourriture et de produits d’entretien. Il acheta aussi un congélateur qui lui serait livré le mardi. Il le mettrait dans la pseudo-salle de bain de la maisonnette. Il prit un rouleau de câble pour le raccordement électrique. En faisant la queue à la caisse, il réfléchissait à ce qu’il pourrait faire de cette pièce. C’était trop triste et trop froid pour un bureau. Un atelier ? Il y avait déjà la grange où il pouvait stocker les outils. Une buanderie ? Il faudrait régler la question du raccordement d’eau. Mais l’idée le séduisait, comme s’il menait à bien l’idée de l’ancien propriétaire.

Il y pensait encore en rangeant les courses dans le coffre et en traversant la ZAC en sens inverse. Entre le MacDo et le Pizza Hutt, son regard fut soudain happé par une rangée de machines agricoles jaune vif. Les entrepôts blancs, gris, bleus se succédaient, leurs parkings aux lignes blanches, le nom des enseignes en couleurs vives, les maigres parterres, les quelques arbres dans le béton. C’était un autre bitume que celui de la ville, aux allures champêtres sous le ciel ouvert largement. Une brise fraîche aux senteurs de terre humide balayait les parkings entourés de champs. À un carrefour, une flèche indiquait : cinéma, et c’était un autre cube de tôle. Un Bricorama. Un Kiaby. Des pièces détachées, en tas, châssis, herses, tubes droits et coudés, entourés d’un grillage, la baraque en tôle au fond et l’étendue bétonnée que traverse un homme en bleu de travail et pull camionneur.

Il se gara devant la grange juste au moment où une volée de cloches invitait les habitants à la messe. Il était rare, il le savait, qu’elle se tînt au village : le même curé desservait une vingtaine de paroisses. L’église, classée monument historique, était vraiment belle. En reculant dans la cour jusqu’au bord de la route qui la séparait du pré, il apercevait la route du haut, qui séparait le bief de l’église. Les villageois, par petits groupes, entraient dans l’église. Quelques voitures se garaient tant bien que mal en bordure de forêt, un peu de guingois, d’autres le long du muret du bief, bloquant bientôt la route. Plusieurs voitures durent manœuvrer périlleusement en marche arrière dans la pente assez raide avant de pouvoir enfin faire demi-tour et se garer au centre du village, vers la mairie. On voyait quelques minutes plus tard leurs occupants gravir à pied la route, se hâtant, de nombreuses femmes tenant leur chapeau d’une main, comme si, en ces hauteurs, un vent sournois eût voulu le leur arracher. Les enfants, en bermudas ou jupes clairs, les cheveux lissés, suivaient comme ils pouvaient leurs parents qui leur tenaient fermement la main, les yeux braqués vers la porte de l’église ouverte sur la pénombre.

Georges resta là jusqu’à ce que la porte se fût refermée. Il descendit ensuite sur la route, tourna à gauche, monta vers l’église, puis, en tournant sur la droite, redescendit vers la place de la mairie. Immédiatement à droite quand on arrivait sur la place, on trouvait le bistrot du village, ouvert en ce dimanche matin. Il y avait quelques tables sur le trottoir, inoccupées, un parasol fermé, des bruits de conversation à chaque fois que la porte s’ouvrait en tintant. Georges regardait à travers la vitre. Les hommes étaient rassemblés en groupe compact le long du bar. Des casquettes et des cols camionneur, des chemises à carreaux, des chemisettes blanches, des polos. Georges eut un moment envie d’entrer, il n’osa pas. Il recula de quelques pas sur la chaussée, et tourna les talons. Il se promena dans le village désert.

Il remontait vers l’église lorsqu’une nouvelle volée de cloches annonça la fin de la messe. La porte de l’église s’ouvrit, le flot des fidèles envahit le parvis et se répandit sur la route. La taille minuscule du parvis – quelques dalles, entourées d’un peu de gravier – l’encombrement de la route, les manœuvres des voitures transformaient quatre ou cinq dizaines de villageois en foule, qui obligeait Georges à se coller au talus sans pouvoir atteindre son bief de l’autre côté de la route. Il assista ainsi, gêné, au défilé des fidèles, qui jetaient en passant un coup d’œil vers lui, interrogatif, insistant, inquisiteur. Georges reconnut enfin quelqu’un et le héla, soulagé. Jean Martineau, qui s’occupait des arbres et plates-bandes de la propriété épargnés par le béton, fendit avec peine la foule pour le rejoindre sur le talus. Jean devait venir justement le surlendemain et Georges put lui annoncer qu’il serait là, que cette fois il restait au-delà du week-end, qu’il souhaitait s’installer dans la maison. Face à la route, saluant de la main des connaissances, les interpellant parfois d’un mot, Jean se tourna brièvement vers lui, marquant son étonnement. Georges en fut à nouveau découragé. Ils furent rejoints sur le talus par la femme de Jean, Catherine, et leurs enfants, une fille à peu près de l’âge de Louise et un garçon de dix ou onze ans. Jean fit les présentations. Puis ils restèrent en silence, embarrassés. Jean et sa femme avaient visiblement envie de rentrer chez eux, sans savoir comment rompre et laisser Georges sur son talus. Immobiles, ils regardaient la foule qui continuait de s’écouler lentement.

– On peut déjeuner où, le dimanche ?

Jean et Catherine Martineau tournèrent aussitôt la tête vers lui, souriants, soulagés, et lui indiquèrent le gîte du Serein, un peu en dehors du village, sur la route de Chastel-Gérard. Il pouvait y aller à pied. La foule s’éclaircissait et Georges put traverser la route en saluant la famille Martineau de la main, sauter par-dessus son muret, longer le bief, descendre dans le jardin de derrière, traverser la maison, descendre dans la cour et prendre la route sur la gauche pour se rendre au gîte du Serein.

Dès qu’il ouvrit la porte, un brouhaha l’assourdit. La longue table d’hôte qui occupait le centre de la salle était entourée d’une nombreuse famille qui terminait joyeusement l’apéritif. Sur les côtés de la salle étaient disposées quelques tables de deux couverts, toutes vides. L’hôte le conduisit à l’une d’elles, qu’il dépouilla du deuxième couvert avant que Georges n’ait eu le temps de renoncer et de tourner les talons.

On fêtait visiblement l’anniversaire de l’aïeule, une toute vieille au regard vif qui buvait sec. À part un couple de jeunes Parisiens à qui l’on donnait bruyamment des nouvelles, la plupart vivait au village même ou aux alentours. On tournait souvent la tête avec curiosité vers l’inconnu qui buvait seul un kir à sa petite table et faisait de son mieux pour ne pas avoir l’air d’un indiscret. La nourriture était assez bonne, le vin au pichet excellent et à température, l’hôte, aimable. Il s’appliquait à échanger quelques mots avec son convive isolé, expliquant son pâté, vantant son bœuf, malgré les sollicitations constantes de la tablée, qui appelait sans cesse. Georges s’efforça d’apprécier autant qu’il le put sa bavette, effectivement goûteuse, bien qu’un peu dure, en se concentrant sur le paysage que découpait la fenêtre : le gîte, de plain-pied avec la rue, surplombait de l’autre côté une vallée abrupte par delà laquelle une colline herbue s’arrondissait avec des mines irlandaises. Il fut ravi cependant de s’échapper du gîte, après un café rapide concédé à l’hôte, qui le lui offrit. Son malaise ne se dissipait pas et en marchant d’un pas vif vers sa maison, en croisant les rares passants dans leur promenade digestive, il commençait à regretter Paris.

Il remonta par l’église, enjamba le muret, longea le bief, dont l’odeur vaseuse le prit à la gorge, descendit l’échelle et rentra chez lui. Il tourna un moment dans la pièce du devant, jeta un coup d’œil vers le panorama à travers les fenêtres basses, puis, se secouant, d’un pas déterminé, il reprit le couloir et sortit dans le jardin de derrière. Il hésita, rentra dans l’abri bétonné, examinant à nouveau le lavabo double, passant la main sur les murs, s’accroupissant pour chercher où brancher le raccordement d’eau. Il pivota sur ses talons, se tournant vers la baignoire. Il haussa les sourcils et s’approcha à croupetons. Une main appuyée sur la baignoire, il se pencha. C’était bien ça. Sous la baignoire, il y avait une trappe.

 

Ivanne Rialland

 

chapitre 1


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A propos du rédacteur

Ivanne Rialland

 

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)