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Le Jardin de derrière (18) - Où les voisins ne sont guère vigilants

Ecrit par Ivanne Rialland 02.04.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (18) - Où les voisins ne sont guère vigilants

 

La lumière de la lampe électrique traversa la toile de la tente. Une voix appela doucement dans la nuit, sous les étoiles.

Tristan abaissa d’un coup sec la fermeture éclair et sortit la tête : « Éteins cette lampe ! » Isabelle obtempéra, un rien froissée. Tristan rampa hors de la tente, rabattit la capuche de son sweat sur ses cheveux. Pierre et Noé sortirent à leur tour, eux aussi vêtus d’un sweat à capuche et d’un pantalon sombre. Pierre s’exclama d’une voix étouffée : « Qu’est-ce qu’elle fait là, elle ? » Louise se raidit : « Je veux en être ». Isabelle se tourna vers Tristan : « Je ne pouvais quand même pas la laisser toute seule… » Louise lui coupa la parole, défiant tour à tour Pierre et Tristan du regard : « Et Camille vient aussi. Elle nous attend sur la place ». « Ton idiote de copine… » commença Pierre, mais Tristan lui posa la main sur le bras et l’apaisa, avec un sourire ambigu : « Plus on est de fous… » « Si par leur faute, on se fait choper… » grommela quand même Pierre. Noé fit la grimace et jeta un coup d’œil de regret vers la tente, que surprirent Louise et Tristan. Le sourire de Tristan s’accentua : « T’inquiète… » Il regardait tour à tour les quatre adolescents, soudain mal à leur aise. Il y eut une pause. « On y va », déclara abruptement Pierre, qui s’engagea sur la route. Les autres suivirent, Tristan en queue de cortège, les mains nonchalamment glissées dans ses poches.

La lumière des étoiles permettait de s’orienter sans peine. En silence, leurs baskets chuintant légèrement sur le goudron, les cinq complices montaient vers la place de la mairie. De temps à autre, les aboiements d’un chien éclataient dans la nuit, les faisant sursauter. Mais dans les maisons, pas une lumière, pas un bruit. Trois heures sonnèrent au clocher de l’église. Un nuage passa, approfondissant brièvement la nuit.

Arrivés sur la place, ils contournèrent la mairie et s’approchèrent du parking. Une ombre se détacha soudain d’un arbre. Isabelle étouffa un cri. « C’est Camille », chuchota Louise. Pierre la fit taire d’une bourrade. Camille les rejoignit, levant silencieusement la main en guise de salut. Ils se dirigèrent à pas de loup vers la porte vitrée à l’arrière du bâtiment. Tristan avança la main vers la poignée : fermée. Il parut surpris, hésita. La camionnette de Louis, toujours garée le long du mur, fournissait un abri commode : il y entraîna le groupe : « C’est fermé », murmura-t-il. « Ben tiens… » Camille se tourna vers Louise : « Il s’attendait à quoi, ton copain ? » Tristan ignora l’interruption : « On va casser la vitre ». « Et le bruit ? » demanda Isabelle. « Il n’y a personne sur cette place ». À ce moment, un pas se fit entendre, et une lampe électrique balaya la nuit. Ils s’accroupirent derrière la camionnette. Un vigilant voisin, un peu ensommeillé, faisait sa ronde. Il tourna bientôt le coin, et s’engagea dans une rue adjacente. Les adolescents se regardèrent. Camille sortit un opinel de sa poche : « J’ai une idée », souffla-t-elle. Elle s’approcha de la porte et, tout doucement, elle se mit à gratter le mastic.

Une demi-heure plus tard, Pierre posait avec précaution la vitre contre le mur, à l’abri de la camionnette, tandis que Noé allongeait le bras pour ouvrir le verrou. Les six adolescents se tassèrent dans le vestibule et refermèrent la porte derrière eux, juste au moment où le vigilant voisin débouchait à nouveau sur la place et, tout en bâillant, braquait sur le parking le faisceau de sa lampe.

La porte du local de l’ex-Association était bien sûr elle aussi fermée, mais Camille s’attaqua aussitôt aux vis retenant la serrure, sous l’œil admiratif de tous, à l’exception de Tristan, qui semblait bouder. Dix minutes plus tard, ils pénétraient dans le local. Isabelle alluma sa lampe électrique. « Éteins ça ! On peut nous voir de l’extérieur ! » gémit Noé. « Il faut bien qu’on voit quelque chose… Y a des volets, de toute façon ». Elle appuya carrément sur l’interrupteur, allumant l’ampoule nue suspendue au plafond et provoquant un concert de protestations. Pendant que les autres, éblouis, haussaient le ton, Louise se glissa à l’extérieur. Un mince filet de lumière trahissait en effet leur présence. Elle rentra aussitôt dans le local : « Ça se voit ». Isabelle éteignit la lumière. « Alors quoi ? On attend l’aube ? » « Mais non, dit Louise, il faut juste faire le guet ». Pierre et Noé se portèrent volontaires et se postèrent l’un dans le parking, l’autre sur le côté du bâtiment, avec la consigne de siffler au moindre bruit.

Les autres sortirent les marqueurs de leurs poches et se mirent consciencieusement à dessiner des formes obscènes sur les murs et les affiches. Camille lacéra le canapé, les fauteuils et les coussins avec son opinel, et ils en dispersèrent soigneusement le rembourrage. Tristan s’attaqua à la télé, dont il arracha les câbles, déchira les pages des livres de la bibliothèque et les aspergea avec le coca qu’il trouva dans le frigo. Ils le débranchèrent et le renversèrent au milieu de la pièce. Ils étaient en train d’essayer de décrocher les étagères quand un léger sifflement se fit entendre. Isabelle bondit vers l’interrupteur.

Au bout d’une minute ou deux, la tête ébouriffée de Pierre se profila dans l’encadrement de la porte : « Fausse alerte…  Mais je pense qu’il vaudrait mieux filer… » Sans protester, les quatre vandales sortirent de la mairie et retrouvèrent Pierre et Noé derrière la camionnette. Ils s’apprêtaient à partir lorsque, soudain, un chuintement se fit entendre. Camille venait de planter son couteau dans l’un des pneus de la camionnette de Louis, et, comme étonnée de son propre geste, le regardait se dégonfler doucement. « T’es folle ! » s’épouvanta Pierre. « Le gars, tu ne l’as pas vu… » « Je le connais parfaitement, figure-toi ». Elle tirait sur le manche, tentant de dégager le couteau. Il vint d’un coup, la faisant tomber sur ses fesses. Elle se rétablit et larda le pneu d’un nouveau coup de lame. « Il va nous tuer ! » « Rien à foutre ». Elle s’attaquait à un deuxième pneu. Elle en creva un troisième, puis le quatrième. « Allez, on se casse ». Et Camille traversa d’un pas lent le parking, bientôt suivie par Louise, tandis que les autre grands échangeaient des regards atterrés. Tristan esquissa un sourire narquois, qui se dissipa à peine esquissé. Il passa nerveusement la main dans ses cheveux.

Camille rentra chez elle. Les autres attendirent l’aube sous la tente, en s’évitant du regard.

Aux premiers rayons du jour, Louise regagna la maison, sans quitter le petit air de défi qu’elle n’avait cessé d’arborer pour cacher le tremblement de ses mains.

Si le vigilant voisin avait pu traverser sans rien voir la place de la mairie, il n’en allait pas de même pour Tobie qui, depuis l’un de ses postes d’observation, avait assisté à l’arrivée, puis au départ des adolescents. Il s’était bien gardé d’intervenir et avait ri dans sa barbe à la vue du coup d’éclat de Camille et du retour piteux de Pierre et ses amis. Il était ensuite descendu avec légèreté du tilleul et avait poursuivi sa propre ronde à l’insu des deux ou trois vigilants voisins qui braquaient leurs lampes de poche dans les recoins obscurs du village. Silencieux comme un chat, Tobie rasa les murs, vagabonda dans les cours de ferme, sauta quelques barrières, sans inquiéter les chiens, depuis longtemps familiers de ses pérégrinations nocturnes. Il poussa une pointe jusqu’au pré de Georges, écouta quelque temps le remue-ménage étouffé de la tente avant de se diriger vers le mur séparant le pré du jardin voisin et de l’enjamber. Il retomba sans trop de mal sur ses jambes et, à tâtons, se dirigea vers le poulailler.

Quelques kilomètres plus loin, au bas d’une HLM de la banlieue d’Auxerre, des injures éclataient. Qui se serait risqué à jeter un coup d’œil depuis son balcon aurait vu une demi-douzaine de silhouettes en demi-cercle autour de deux jeunes gens. On n’aurait pas distingué grand-chose dans la nuit, on aurait entendu des coups et des cris, on aurait vu peut-être l’éclat sinistre d’une chaîne ou d’un couteau. On aurait vu les deux jeunes s’écrouler au sol, les autres s’enfuir, faire démarrer leurs voitures. Mais personne n’avait rien vu, dira-t-on à la police, qui ramassera au petit matin deux jeunes gars frisés, avec la gueule amochée.

– Et mes poules ?

– Quoi vos poules ?

Le maire s’essuyait le front nerveusement. Le soleil tapait directement sur les vitres de la salle du conseil, en ce milieu de matinée, et la chaleur était à la limite du supportable. Son bureau personnel était plus frais, mais bien trop exigu pour accueillir tous les villageois qui avaient décidé, en cette belle journée de juin, de venir lui exposer leurs griefs.

Pointant un doigt rageur vers un couple d’âge mûr, le voisin de Georges était le plus furibond.

– Vigilants, tu parles ! Elles n’ont pas ouvert toutes seules la porte du poulailler, mes poules !

La femme risqua une protestation : « Je vous assure, M. le maire, que nous avons fait notre ronde, à 23 heures précises, et rien… »

– C’est bien ce que je dis ! reprit le voisin. Soit ils étaient là, et ils n’ont rien fait, soit c’est eux qui se sont dit, je ne sais pas moi, qu’il y avait des obus dans le poulailler, ou que ça serait rigolo de me voir courir partout dans les champs pour attraper mes poules.

L’homme s’énerva à son tour : s’agissait pas d’accuser comme ça les honnêtes gens, et d’abord il y avait peut-être bien des choses à voir, dans son poulailler, parce qu’on connaissait ses opinions, et que les gens comme lui, si on les écoutait, il n’y aurait plus de maire, plus rien, alors, hein, pourquoi il venait se plaindre.

– Ce sont mes poules !

– Parce que maintenant, la propriété, c’est plus du vol ?

– Elles sont traumatisées ! Elles ne pondent plus !

– On leur a rien fait à tes poules !

Les deux hommes, rouge brique, étaient nez à nez, les poings serrés. Pendant que deux villageois tentaient de les raisonner, le maire essayait de faire face à toute une salve de récriminations. Les voix s’entrecroisaient au-dessus de sa tête, se plaignant d’une boîte aux lettres dévalisée, d’un chat disparu, d’un tracteur saboté, de voitures rayées ou de massifs de fleurs piétinés. Les voisins vigilants se récriaient, le maire levait les mains en vain pour obtenir un peu de silence.

– Ça consiste en quoi, tes rondes, à part piétiner mes hortensias ?

– Faut bien surveiller ton gamin, puisque t’es pas capable de l’empêcher de se promener cagoulé dans les rues du village !

– Parce que le tien, il n’y était pas ? Un qu’était tout le temps à rôder sur la colline.

Tout doucement, les ombres se raccourcissaient sur la place. Un chat traversa le parking d’un pas lent et se glissa sous la camionnette de Louis.

Onze heures sonnèrent au clocher du village. Posées contre le mur, les vitres de la porte, abandonnées sur place, scintillaient dans le soleil.

 

Ivanne Rialland


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A propos du rédacteur

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)