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Le Jardin de derrière (10) - Où l’obus apparaît, puis disparaît

Ecrit par Ivanne Rialland 05.02.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (10) - Où l’obus apparaît, puis disparaît

 

Les deux pompiers volontaires discutaient au bord du bief avec Georges et le maire, accouru sur le champ. Kevin et Julien étaient restés sur la route du haut et tâchaient d’écouter, penchés aux portières de la camionnette. Ils attendaient tous la chef de brigade, qui devait venir d’un village voisin. Les nuages qui tamisaient brièvement les rayons du soleil leur permettaient d’apercevoir par moments une forme oblongue et noire au fond de l’eau que le nettoyage avait éclaircie. La chef de brigade arrivait enfin. Elle s’approcha prudemment du bord du bief, fit une moue dubitative.

– Ça peut être n’importe quoi. Une boîte à pain.

– Une boîte à pain ! protesta Georges.

– Qu’est-ce que vous voulez qu’un obus de la première guerre, ou même de la deuxième, fasse dans un bief ?

– On en trouve bien dans les étangs !

– Dans la vase oui. Là il y a quoi ? trente centimètres de profondeur ? Et puis de toute façon, votre bief, il n’est pas assez vieux. Regardez le béton.

– Il pourrait dater des années trente, ce béton.

– Admettons ». Elle soupira. « Mais l’obus aurait explosé en le heurtant. S’il était défectueux, qu’il n’ait pas explosé, on l’aurait remarqué de toute façon il y a longtemps. Il a beau être envasé, ça ne fait quand même pas soixante ans qu’il n’a pas été nettoyé, ce bief.

– Il aurait pu être apporté par l’eau courante.

– Ça me paraît peu probable. Si ça vous inquiète tant que ça, on va vérifier. Je vais faire venir la brigade spéciale d’Avallon. Mais ça ne sera pas avant demain. En attendant, je vous conseille de ne pas trop vous en faire. Il ne s’agit pas d’y toucher, bien sûr, mais vous pouvez dormir tranquille. Il ne se passera rien.

La chef de brigade partit avec les deux autres pompiers. Le maire, l’air embêté, fit un sourire d’excuse et s’éclipsa. Kevin et Julien se résolurent à rentrer chez eux. Il ne resta bientôt plus que Georges au bord du bief, au milieu des fûts à moitié remplis d’une vase puante, à écouter le clapotement des poissons noirs et à regarder l’autre monstre, là-bas, tapi dans l’eau café au lait.

Louise se réveilla en sursaut. Elle se précipita à la fenêtre. Il n’y avait rien, que le silence, et les ténèbres. Elle se recoucha et tenta de se rendormir. C’était juste un cauchemar. Elle ne parvenait pas à chasser ce bruit d’explosion de son esprit. Et si ? Elle se releva, écouta. Est-ce que ce n’était pas trop silencieux ? Est-ce qu’il n’y avait pas une lueur dans le ciel ? Elle se leva, attrapa sa robe de chambre et se dirigea, pieds nus, vers la chambre de son frère. Elle ouvrit la porte. Pierre dormait et respirait paisiblement, en ronflant un peu. Elle hésita, puis l’appela à voix basse. Il se retourna, cessa de ronfler, mais continua à dormir. Elle entra dans la chambre et s’assit sur son lit, lui tapotant l’épaule : « Pierre ! » Il se redressa d’un coup : « Qu’est-ce qui se passe ? » Il lui attrapa la main à tâtons : « Qu’est-ce qui se passe ? » « J’ai entendu quelque chose », souffla-t-elle. « T’es sûre ? » Il chuchotait. « C’était un rêve je crois, mais il y avait une explosion. Et si je l’avais vraiment entendue, alors que j’étais en train de rêver, et que c’était ça qui m’avait réveillée ? » Pierre se leva et, pataugeant dans ses affaires répandues au sol, alla à la fenêtre : « Je ne vois rien ». Ils se turent : « Je n’entends rien non plus. Il n’y a rien, Louise ». Louise restait assise sur le lit. Pierre sentait qu’elle le fixait dans le noir. Ça le décida. « Viens ». Elle le suivit docilement. Ils descendirent l’escalier dans le noir, tout doucement, et grattèrent à la porte de la chambre de leur père. Ils entendirent aussitôt sa voix : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Il ouvrait déjà la porte et les faisait entrer. Il avait les cheveux tout dressés sur un côté de la tête et les yeux injectés de sang. Il n’avait pas beaucoup dormi, et mal. Il s’était débattu dans un mauvais rêve plein de gros poissons noirs, avait cru entendre un cri, s’était réveillé et avait entendu les pas de ses enfants dans l’escalier. Il avait l’impression d’être revenu à l’époque où Pierre et Louise étaient petits et où avec sa femme ils dormaient l’oreille toujours aux aguets. Ouvrant la porte, il fut surpris de les trouver si grands, Pierre presque de sa taille. « Papa, tu n’as rien entendu ? » demanda Louise. « Non. Si. Tu n’as pas crié ? » « Je ne sais pas », dit Louise. Pierre et Louise restaient sur le seuil, un peu frissonnant dans leurs pyjamas. Georges enfila son jean : « Je vais voir ». Pieds nus, il traversa le jardin et grimpa à l’échelle. L’eau du bief clapotait légèrement. Pas de trou, de fumée. L’obus était toujours là à attendre.

Il retourna dans la chambre où Pierre et Louise s’étaient assis sur le lit. Il dit que tout allait bien. Il grimaça un sourire rassurant. Puis il resta planté là, devant eux qui levaient leur regard vers lui. Chacun tendait l’oreille, l’air de rien. Ils en étaient gênés, d’avoir peur, si visiblement. Georges se frotta tout à coup les mains, en déclarant d’un ton faussement guilleret : « On va boire quelque chose de chaud ! »

Ils se rendirent en file indienne à la cuisine. Georges mit de l’eau à chauffer et sortit du placard la tisane anti-refroidissement qu’Hélène achetait dans une boutique bio. Elle sentait horriblement le thym, piquait les yeux et la gorge, ils la détestaient tous les trois mais là, elle leur procura un immense soulagement. Elle éloignait le bief et ses monstres noirs, la vase, les yeux perçants de Mme Chaussas, la bouche moqueuse du chef de brigade, les buses, la camionnette, et ce drôle de pli sur le front de monsieur le maire qui ne cessait de surgir dans l’esprit de Georges, le thym, l’odeur du thym, chassait tout cela. Georges regarda ses deux enfants assis tout de travers sur leur chaise et leur demanda : « Et des poules ? Si on élevait des poules ? » Ils sourirent. Ils n’étaient pas contre.

Pierre et Louise finirent par aller se recoucher. Georges resta un moment dans la cuisine, à laver les tasses et la casserole, à les essuyer avec soin, lentement. Puis il s’immobilisa. Il écouta, dans le silence, les bruits de la nuit. À pas de loup, il traversa la pièce et se glissa sur le balcon de pierre, un pied maintenant la porte entrouverte derrière lui. La nuit était parfaitement noire, sans lune. Il ne parvenait pas à distinguer la ligne des collines mais çà et là, il voyait des lumières clignotantes se déplacer dans la nuit. À ras de terre, au loin, d’autres lumières, éparpillées. Il leva les yeux vers le ciel. Très peu d’étoiles, tout d’abord. Et puis, comme un lever de rideau, la dissipation d’une fumée : la voie lactée. Il sentit une brise humide sur ses joues, quelque chose d’un peu électrique dans l’air. Il y avait peut-être un orage, quelque part, au loin, derrière les collines. Une chauve-souris passa devant lui, tout près. Une chouette ulula vers la grange. Un grillon égaré dans la cour bétonnée chantait. Georges fit avec précaution un pas en arrière, et ferma la porte le plus silencieusement possible. Il jeta encore un coup d’œil par la fenêtre, fit demi-tour, longea le couloir jusqu’à sa chambre, continua sans s’arrêter, et se retrouva dans le jardin de derrière. Il leva la tête vers le premier étage. Les fenêtres de Pierre et Louise étaient obscures. Il tourna brusquement la tête. Dans le jardin de Mme Chaussas là-haut, quelqu’un marchait, faisant crisser le gravier d’une allée. Il regarda sa montre. Les aiguilles phosphorescentes indiquaient 3 heures. Il écouta encore. On marchait toujours, assez près du mur, puis les pas s’atténuèrent, s’effacèrent. Georges haussa les épaules. Il alla se coucher.

À 8h30 comme convenu, il retrouva le maire et les pompiers au bord du bief. La chef pompier était accompagnée d’un homme de la brigade d’Avallon revêtu d’une combinaison de protection. Il demanda à Georges de lui indiquer précisément où était l’objet suspect avant de mettre son heaume. Il leur fit le geste de s’éloigner, et pénétra dans l’eau. Il marchait avec précaution dans la direction indiquée, scrutant la surface. Il parvint à l’endroit qu’avait désigné Georges, se tourna vers lui qui fit à son intention de vigoureux signes d’approbation. Le pompier se pencha, s’accroupit, tâtonna de la main dans l’eau. Il se déplaça et recommença, et ainsi de suite, progressant en spirale autour de la zone. Il finit par se redresser et regagna le bord d’un pas assez vif. Il enleva son heaume.

– Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

Il semblait furieux. L’étonnement de Georges, sincère, ne l’adoucit qu’à peine : « Vous dites ? Il aurait été entraîné plus loin ? Par quoi ? Il n’y a pas de courant. Un obus, ça pèse. Et ça n’a pas de pattes, que je sache.

– Je ne suis pas le seul à l’avoir vu !

– Eh bien vous avez beaucoup d’imagination, et vos copains aussi !

Georges insista. Le pompier pinça les lèvres, finit par remettre son heaume et inspecta méthodiquement le bief. Il ramena à la fin un bout de tuyau rouillé : « C’est ça, votre obus ? »

– Non, s’écria Georges, ça ne ressemblait pas du tout à ça. C’était gros, lourd.

– Puisque je vous dis qu’il n’y a rien du tout.

Le pompier exaspéré commençait à enlever sa combinaison. La chef pompier, les bras croisés, baissait la tête. Lorsque le pompier eut rangé son équipement à l’arrière du camion, elle jeta un regard furibond à Georges, et lui lança, avant de se mettre au volant : « Merci pour le dérangement ». Elle fit démarrer le camion en trombe. Le maire était resté au bord du bief. Georges se tourna vers lui, un peu piteux : « C’est toute cette vase. Je suis sûr qu’en cherchant encore… » Le maire lui adressa un sourire gêné et continua, les mains derrière le dos, à regarder l’eau du bief. Il était encore là lorsque Kevin et Julien arrivèrent, curieux de connaître le sort de « l’obus ». Ils étaient venus à vélo, mais en entendant le récit de l’intervention avortée des pompiers, ils repartirent chercher la camionnette et, chaussés de bottes en caoutchouc, ils ratissèrent avec soin tout le fond du bief. Pierre et Louise, que Georges n’avait pas autorisés à participer à la fouille, les regardaient depuis les fenêtres du premier étage. Le maire était parti après avoir assisté quelques instants au ratissage. À leur grande surprise, il réapparut trois quart d’heures plus tard chaussé de bottes et muni d’une large pelle. Il haussa les épaules : « Il faut bien le curer, ce bief. C’est une infection. Ça pue jusque dans l’église ». Tout le monde s’arma de pelles, les jeunes sortirent des fûts de la camionnette, et on pelleta jusqu’après l’heure du déjeuner. À 13h30, l’eau était claire, et les gros poissons noirs y nageaient tranquillement. Deux seulement étaient morts asphyxiés dans le fût. Georges les avait emballés dans trois épaisseurs de sac plastique et les avait mis à la poubelle, qu’il avait sortie dans la cour. Malgré ses gants et toutes ces précautions, il avait l’impression de puer le poisson pourri d’une façon presque métaphysique. Il regardait avec effroi Kevin et Julien charger les fûts de vase dans la camionnette avec l’aide du maire. Les jeunes étaient, eux, contents de l’aubaine : la vase faisait une bonne base d’engrais, et ils connaissaient des agriculteurs qui la leur achèteraient avec plaisir. Le maire d’ailleurs avait l’air de négocier la livraison d’un fût à son exploitation et il échangeait avec Kevin des phrases brèves, à voix basse.

Pierre et Louise descendirent et ils se retrouvèrent tous les six, une dernière fois, au bord du bief, les yeux plongés dans l’eau. Georges, d’une voix lasse, répéta encore : « Je suis sûr… » Il ajouta, sans trop de conviction : « On l’aura volé… » Pierre, à la fois pour réconforter son père et pour donner une assise à leurs frayeurs nocturnes, plus angoissantes encore d’avoir été si irraisonnées, renchérit : « C’est ça le bruit qui a réveillé Louise. Elle a entendu un bruit, pour de vrai ». Le maire se tourna brusquement vers Georges, puis vers Louise : « C’est vrai, votre fille s’est réveillée ? Tu as entendu quelque chose ? » Louise ne répondit pas. Elle regarda son père. Pierre poursuivait : « Oui, elle a entendu quelque chose, c’est certain ». Il se tourna vers sa sœur. Mais Louise fixait à présent l’eau du bief avec une moue boudeuse. Kevin et Julien s’étaient un peu éloignés. Le maire reprenait : « Tu as entendu quelqu’un, la nuit, vers le bief ? » Louise, sans lever les yeux, fit lentement non de la tête. Georges mit la main sur son épaule : « Que Louise ait ou non entendu quelque chose, il n’en reste pas moins que c’est possible ». Le maire fronça les sourcils : « Mais qui ? » Georges hésita un instant et soupira : « Je ne sais pas. N’importe qui ». Désignant la route de la main : « De là, on peut voir le bief, et sans doute mieux que d’ici. Quelqu’un a vu l’obus ». Le maire acheva : « Et il l’a pris ». « C’est cela », approuva Georges. Le maire hochait doucement la tête : « Je trouve ça bien invraisemblable ». Il balaya les environs du regard : « Mais ce n’est pas impossible, non, pas impossible ». Il n’ajouta rien. Les poissons tournaient dans l’eau du bief. « Pas impossible » pensa Georges en écho. Mme Chaussas, la voisine ? Kevin et Julien ? C’était bien le genre de bêtise qu’on pouvait faire à leur âge. Et de quoi s’agissait-il, au juste ? D’un obus, vraiment ? D’autre chose ? Il ferma les yeux, très fort. Des formes claires évoluaient dans l’obscurité de ses paupières. Et qu’est-ce que c’étaient à la fin, que ces poissons ? Il avait dû parler tout haut puisque le maire répondit, songeur : « Je n’en ai pas la moindre idée ». Il se gratta la tête, et se dirigea vers sa voiture en jetant un dernier coup d’œil alentours. Kevin et Julien le suivirent dans la camionnette. Arrivés sur la route longeant le pré, ils saluèrent d’un dernier coup de klaxon.

Georges resta au bord du bief, encadré de Pierre et Louise. Aucun des trois ne parvenait à s’arracher à la contemplation des poissons. À la fin Pierre s’écria : « Fait chier ! » et redescendit précipitamment l’échelle, suivi de près par sa sœur. Georges entendit la porte de la maison se refermer. Il n’y avait plus que lui, et les poissons. Il s’accroupit et laissa tremper sa main dans l’eau. Elle était presque tiède. Il sentait un léger courant contre sa paume. Un poisson fit mine de s’approcher. Il retira sa main et l’essuya sur son pantalon. Ce ne pouvait être que Kevin et Julien. Pris d’une brusque impulsion, il redescendit l’échelle et traversa la maison pour se rendre jusqu’à sa voiture. Il allait chez Louis.

Il savait que ce jour-là, un pique-nique réunissant tous les jeunes de l’Association était organisé à sa ferme. Kevin et Julien en avaient parlé devant lui, et Georges avait été un peu vexé qu’ils n’y convient pas ses enfants. À présent Kevin et Julien devaient y être. Ils s’y étaient sans doute rendus tout droits après avoir livré le baril de vase chez le maire.

La ferme de Louis se trouvait en bordure de route, de l’autre côté du village. Georges n’avait qu’à aller tout droit, puis à gauche à la sortie du village, aucune chance de se tromper, lui avaient expliqué Kevin et Julien à plusieurs reprises. Au bout d’à peine deux kilomètres, il aperçut les bâtiments. Il ralentit et stoppa la voiture. Une cour sablée était entourée de remises au toit en tôle ondulée. Les portes de l’une d’elles étaient ouvertes et laissaient voir un tracteur rouge bien entretenu. Georges descendit de la voiture. Aussitôt, un gros chien noir, type berger, se dressa et s’approcha de Georges. Georges avait les pieds dans l’herbe qui bordait la route. Le chien s’arrêta à quelques mètres, sur l’espace sablé. Georges fit mine de s’approcher. Le chien se mit à aboyer furieusement. Les aboiements résonnaient étrangement dans cet espace vide, sous le soleil chaud de midi. Les alentours étaient déserts, et l’on ne voyait ni n’entendait que le chien. Georges restait immobile. À la fin, un jeune homme en jean et tee-shirt apparut entre deux remises et siffla le chien, qui se tourna vers lui et l’attendit, langue pendante, pendant qu’il marchait vers eux. Il avait un visage très juvénile sous ses cheveux ras et il gardait encore ce rayonnement de la première jeunesse. Son jean était rentré dans ses chaussures montantes, des gants de travail étaient glissés dans sa ceinture. Son tee-shirt moulant dessinait ses muscles et un soupçon de ventre. Il était grand. Sa voix était grave. Son ton sérieux. C’était Louis, et il saluait Georges avec un peu de froideur, une main posée délicatement sur la tête du chien noir. Entre les bâtiments, un peu plus loin, parmi des arbres dont on devinait le feuillage, on entendit soudain des voix et des rires, apportés par un coup de vent. Maladroitement, Georges essayait d’expliquer sa venue, s’embarrassant parmi les mots, trébuchant dans ses phrases. Louis fronçait les sourcils. Sa présence physique était imposante. Il flattait de temps à autre de la main le chien qui grognait. Avec étonnement, légèrement à distance de lui-même, Georges se voyait perdre pied. Louis l’interrompit enfin : « Vous êtes en train de dire que Kevin et Julien seraient venus de nuit, chez vous, pour vous voler je ne sais quoi qu’il y aurait eu dans votre bief ?

– Ce n’est pas ce que je veux dire.

Georges était tout à fait découragé. Il se demandait pourquoi il ne faisait pas demi-tour et ne remontait pas tout simplement dans sa voiture.

– Alors qu’est-ce que vous venez faire ici ?

C’était sans aucun doute une question pertinente. Georges écarta les bras et sur le ton de la plus parfaite sincérité lâcha : « Je ne sais pas ». Ses bras retombèrent. Louis eut un regard amusé.

– Venez.

Louis le précédait. Le chien fermait la marche. Jamais Georges ne s’était senti moins à sa place. Il ne parvenait plus à saisir les raisons qui l’avaient amené là et tout, sauf le dos de Louis devant lui, se fondait en un brouillard. Il sentait tout autour de lui l’odeur de la ferme. Le tee-shirt de Louis avait un parfum de lessive et faisait une note fraîche qu’il trouvait étrangement poignante. Les épaules du jeune homme se balançaient légèrement à la hauteur de ses yeux. Ils longeaient un hangar, le chien toujours sur leurs talons. Derrière le hangar, et presque entièrement dissimulé aux regards depuis la route, il y avait un verger au-delà duquel on apercevait la maison. Une quinzaine de jeunes étaient assis dans l’herbe sous les arbres. La plupart étaient des garçons, presque tous étaient habillés comme Louis de jeans et de tee-shirts, avec de fortes chaussures. Ils avaient 18 ou 20 ans. Ils mangeaient des sandwiches, plongeaient les doigts dans des paquets de chips ou des tupperwares, ils buvaient au goulot des bouteilles de sodas. Lorsque Louis apparut, les regards convergèrent vers lui. La vue de Georges fit s’évanouir les conversations qui reprirent un instant plus tard sur un signe de Louis.

Kevin et Julien étaient assis ensemble sous un arbre, avec deux autres garçons et deux filles parmi lesquelles Georges reconnut la petite Jeanne. Julien lui parlait avec animation tandis que Kevin s’efforçait d’ouvrir maladroitement une bouteille de rosé avec le tire-bouchon d’un couteau suisse. Relevant la tête, il aperçut Georges aux côtés de Louis et lâcha la bouteille pour se diriger vers eux. Jeanne poussa Julien du coude et montra Georges du doigt en rougissant légèrement. Julien se leva à son tour et rattrapa Kevin en quelques enjambées. Louis les entraîna un peu à l’écart, vers la clôture en fil de fer qui séparait le verger d’un chemin de terre au-delà duquel s’étendaient des champs. Il s’appuya d’une main sur un poteau et invita de l’autre Georges à parler. Georges, plus gêné que jamais, hésitait en regardant les deux jeunes. Il commença : « Vous savez, ce que nous avons trouvé dans le bief. Enfin… Tu avais senti quelque chose, Julien ? » Julien hocha affirmativement la tête. « Et je ne suis pas fou : c’était un obus. Ça y ressemblait en tout cas ». Julien jeta un coup d’œil à Kevin, puis, réticent : « Peut-être. Peut-être bien. C’était en métal, c’est sûr, mais un obus… Vous comprenez, je n’en ai jamais vu, moi. Je ne peux pas savoir. Et puis on ne voyait pas bien, dans l’eau. Y avait encore plein de vase ».

– Je comprends, Julien, poursuivit Georges. Je me demande, justement, si, par curiosité, Kevin et toi ne seriez pas revenus pour mieux voir… »

Kevin et Julien rougirent brusquement. Kevin s’exclama : « Mais pas du tout, M. Langlois, mais alors pas du tout ! »

– Je ne vous accuse pas. Simplement, si vous l’avez fait, si, disons, vous l’aviez sorti de l’eau pour le regarder, ça expliquerait des choses.

– On n’a rien fait du tout !

– Mais enfin, cet obus, il ne s’est pas envolé que je sache !

– C’était peut-être seulement un poisson… suggéra Julien.

– Un poisson ! En métal ?

Julien se renfrogna, baissa les yeux et se mit à pousser du bout du pied une taupinière, à petits coups. « Qu’est-ce que j’en sais, moi. C’était froid et puis c’est tout.

– Ce qui est sûr, reprit Kevin, c’est qu’on n’a rien fait. On a pelleté la vase, on a attrapé ces fichus poissons, mais le truc en métal, on n’y a pas touché. Moi, je ne l’ai même pas vu ».

Louis fit un geste apaisant. « C’est bon, les gars. Ne vous énervez pas. Monsieur se pose des questions, c’est normal. Il a vu quelque chose, et ça a disparu. Il s’inquiète. Alors il vient vous voir. Normal. Maintenant tout est clair, je pense, tout le monde est rassuré. Non ? »

Georges acquiesça, soulagé. Il voulait juste être sûr. Au cas où. Il les croyait. Pas de problème. Il n’y avait aucun problème. Kevin et Julien pouvaient retourner avec leurs amis. Il était désolé de les avoir dérangés. Il espérait qu’ils ne lui en voulaient pas. Il leur tendit la main. Kevin et Julien la serrèrent, un peu à contrecœur. Ils s’en retournèrent en traînant les pieds, la tête enfoncée dans les épaules.

Louis posa la main sur le bras de Georges : « Je vous raccompagne ».

Le chien, qui s’était couché à l’ombre du hangar, se leva à leur approche et les précéda de sa démarche légère et trottinante. Louis tenait toujours le bras de Georges et, parlant bas, se penchait vers lui : « Je vous assure, ce sont de bons gars, tous. Mais ce genre de bêtises… » Il soupira : « J’étais comme ça moi aussi. Toujours en vadrouille, à chercher… pas les mauvais coups, non, juste quelque chose, qu’il se passe quelque chose ». Ils s’étaient arrêtés dans la cour, à quelques mètres de la route. Le chien, assis par terre, les regardait tour à tour, la langue pendante. « La campagne, pour les ados, aujourd’hui… » Louis secouait lentement la tête. « Vous avez des enfants, vous voyez ce que je veux dire. Ils se sentent… floués. C’est ça : floués. Alors ils foncent partout sur leur mobylette, ils boivent du mauvais whisky et ils vont faire un peu de bordel au Macumba. Je sais ce que je dis. Je l’ai vécu ». Il se frappait la poitrine à petits coups. « Maintenant j’ai un but. Je sais ». Puis à demi voix, les yeux fixés droit devant lui, avec pudeur : « J’ai trouvé ma voie ». Il regarda Georges : « Vous n’êtes pas croyant, vous ». Georges soudain était ému, par ce visage ouvert penché sur lui, cette pression fraternelle sur son bras, et il répondit doucement : « Pas vraiment, non ». Louis resserra son étreinte : « Je comprends, oui, je comprends. Dans ce monde, ce n’est pas évident. Mais pour ces jeunes. Quoi d’autre ? Alors il y a l’Association. Il ne s’agit pas de les endoctriner, non, ne croyez pas ce qu’on dit ». Il fit une moue dédaigneuse, puis son visage devint très serein : « Mais la porte est ouverte ». Il lâcha le bras de Georges, baissa un instant la tête, puis les yeux dans les yeux, d’homme à homme : « Je ne sais pas ce qu’ont fait Kevin et Julien. Ce que je vous demande, c’est de leur garder votre confiance. Ils en ont besoin ».

Georges serra la main de Louis, avec force, et remonta dans sa voiture.

 

Ivanne Rialland

 

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)