Le Jardin d’Alioff, Farhad Ostovani (par Didier Ayres)
Le Jardin d’Alioff, Farhad Ostovani, L’Atelier contemporain, septembre 2018, trad. anglais Robert Bemis, Paul Laborde, Alain Madeleine-Perdrillat, 192 pages, 25 €
Texte de la chair
J’ai parcouru avec plaisir les écrits du peintre iranien Farhad Ostovani qui forment ici un recueil, des mémoires, des souvenirs, enfin qui laissent apparaître le lien de l’artiste avec sa famille, le passé, le pays d’origine et en ce sens, l’exil et le travail de la peinture lesquels ont fait un horizon d’attente pour ce que j’étais comme lecteur. Donc il s’agit de petits textes qui relatent des faits et l’évocation des personnes vivantes ou mortes, qui se recoupent parfois, de manière aléatoire, tout comme est la mémoire avec sa façon de capturer tel élément du passé et d’en exclure d’autres. Bien sûr, il ne faut pas oublier l’origine de ce livre, qui devait initialement correspondre à un livre de recettes iraniennes, et cette tentative est assez sensible dans l’ouvrage – plus d’ailleurs au début du livre. Et cela a beaucoup d’importance car rendant le texte sensible à la matérialité des alcools, des olives et oliviers, des images de jardins disparus notamment, et avec eux les rosiers et les magnolias qui hantent la mémoire de l’auteur. Je dirai que cela fait un texte de la chair, chair de la peinture, chair du souvenir, chair nourrissante. Du reste, la chair est devenue mon fil conducteur.
Et je crois avoir raison car le dernier chapitre est consacré à Bacchus, à la statue d’un Bacchus que le peintre a vue dans un jardin d’Italie. Donc le point de fuite du livre nous conduit au dieu du vin, qui chez les Grecs est connu sous le nom de Dionysos, lequel présidait aux spectacles de la tragédie antique, maître spirituel des corps de comédiens qui évidemment jouaient, mais chantaient aussi peut-être, dansaient, pratiquaient la musique – même si nos connaissances d’aujourd’hui sont incertaines. Il reste que Dionysos portait en lui la violence des maturations de l’automne, de la fermentation. Donc, ce jardin de l’artiste est le lieu où fermentent les souvenirs et leur force de dilatation.
Dieu ! Tous ces Iraniens morts loin de leur monde, de leur culture, de leur langage et de leur passé. Quels furent leurs derniers mots, les dernières paroles qu’ils entendirent ? Et leurs dernières pensées ? Où était mon père ? Dans quel lieu se trouvait-il quand il quitta le monde ? Pensait-il à sa mère ? À ses enfants ? À moi, le fils qui n’était pas présent ? À ma mère qui l’était ? Vers quoi se tourne l’esprit de celui qui s’en va ?
Cependant mon fil conducteur m’a conduit à aimer davantage le récit que fait le peintre de sa famille, de l’Iran, de l’affection pour sa mère ou pour son père par exemple, mieux que les lignes consacrées à la partie disons organique, qui dévoile les dessous de la création de certaines œuvres. Oui, j’ai pris plaisir à suivre les éléments du récit qui se recoupent d’une page à l’autre, rendus avec un certain style, comme cette description qui revient à plusieurs reprises, venue des temps heureux de l’enfance en Iran et qui met en scène la vodka aromatisée de citron que boit délicatement le père de Farhad Ostovani, qui le raconte avec beaucoup de tendresse. Comme j’ai été aussi très sensible à la reproduction du Citronnier, tableau de 2011, et encore aux deux reproductions des Bacchus qui ferment en quelque sorte le recueil. On ressent une certaine solitude, laquelle est l’état de l’artiste dans sa simple vérité. Sensible aussi à cette aquarelle de 2008 qui représente une fleur de magnolia dont la beauté traverse l’image pour nous donner à voir l’essence de cette fleur, presque la ductilité et le soyeux de ses pétales. Et on ne quitte pas pour autant la biographie de l’artiste, dans la mesure où cet arbre – ainsi que les rosiers – est présent dans le souvenir du peintre et de la maison iranienne, abandonnée après la Révolution de 1979. Il y a de cette relation du peintre à lui-même justement dans cette fleur. Il y a ainsi l’exil, et la sensualité d’une vodka-citron. Peut-on y reconnaître là la tradition de la nature-morte ? C’est une supposition, mais j’ai trouvé de cette sorte de force à ces peintures.
Pour finir, je dirais que j’étais parfois proche des Dérives sur le Nil de Naguib Mahfouz, de cette impression d’un Orient légèrement anxieux, voluptueux aussi et plein de discours. Je citerai pour conclure ce petit passage lequel arrive à la fin du livre et qui décrit en quelque sorte cette ivresse (celle du kif de Mahfouz), saisissant Farhad Ostovani devant la beauté retrouvée d’une vieille statue de Bacchus, abandonnée dans un jardin à demi-fermé et laissée dans un piteux état, et qui décrit fort bien la sensibilité d’Ostovani :
Ce dont je me souviens de cette première rencontre, c’est la vision d’un jeune homme en train de courir quelque part. Un beau visage, un sourire joyeux sur les lèvres, des yeux mi-clos. En fait, plus qu’il ne courait, il semblait vraiment voler. Courant dans les airs, volant joyeusement.
L’expression de son visage était si frappante qu’il me fallut un certain temps pour le reconnaître… pour voir que c’était un Bacchus. Je fus tout de suite attiré par lui. Je l’aimais, j’aimais sa légèreté, ses yeux mi-clos, comme s’il était ivre, saisi dans le plaisir d’un rêve.
Didier Ayres
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