Le fou, Raffi
Le fou, éd. Bleu Autour, trad. arménien Mooshegh Abrahamian, 392 pages, 15 €
Ecrivain(s): Raffi (Hakob Melik Hakobian)
« Bayazed était assiégée. Des Turcs, des Kurdes, des Tsiganes, des Djoulo et plus de vingt mille bachi-bouzouks s’étaient joints dans une grande confusion aux troupes régulières turques. La ville, encerclée, à demi détruite, n’était plus qu’un immense brasier. Les maisons des arméniens chrétiens étaient vides. Leurs habitants avaient été passés au fil de l’épée ou faits prisonniers par les barbares. Rares étaient ceux qui étaient parvenus à fuir jusqu’à la ville frontière de Magou, en territoire perse ».
Ainsi commence le roman de Raffi, l’écrivain arménien du 19ème siècle. Le roman a pour cadre la guerre russo-turque de 1877-1878, guerre au cours de laquelle Turcs et Kurdes perpétrèrent des massacres sur les Arméniens. Le prétexte de cette guerre fut idéal pour accuser les Arméniens d’intelligence avec l’ennemi, les Russes, pour désarmer les sujets arméniens, puis pour les massacrer, ou les enrôler dans l’armée turque au front.
Raffi ne décrit pas la guerre ni les massacres, mais en mettant en scène, dans un village arménien, les turpitudes, les coups bas, ou les meurtres que s’autorisaient soldats et gendarmes turcs, il nous fait assister à la montée de l’oppression que subissent les Arméniens en cette fin de siècle. La disgrâce que vivaient alors les Arméniens permit de donner libre cours aux plus bas instincts. Et c’est une famille que l’auteur choisit de faire vivre sous nos yeux, une famille arménienne, dans un village arménien dont le maire n’est autre que le chef, le patriarche de cette famille. La tension était telle alors, que souvent les Arméniens faisaient profil bas pour ne pas attirer l’attention des « barbares », les Turcs et les Kurdes, qui avaient en toute impunité pris l’habitude de piller, de violer les femmes et d’enlever les jeunes filles pour, soit les épouser, soit le plus souvent en faire des esclaves sexuelles. Khatcho, le patriarche, avait plusieurs fils, tous travaillant sur le domaine familial, mais avec des attitudes différentes vis à vis du pouvoir turc. Si certains avaient une volonté farouche de résister tant aux Turcs qu’aux Kurdes, d’autres plus dociles, moins vindicatifs, préféraient courber l’échine pour avoir la presque certitude de survivre, fût-ce au prix de terribles sacrifices.
Ainsi quelques soldats turcs, conduits par leur chef, s’installèrent un jour chez notre maire pour profiter de tout ce que la maison de Khatcho pouvait offrir. Leur chef donnait carte blanche aux soldats qui n’hésitaient pas à faire main basse sur les victuailles, mais aussi à vouloir profiter des femmes de la maison. Le sachant, dès qu’on voyait arriver quelques soldats, les chefs de famille avaient l’habitude d’éloigner les femmes de la famille qui se réfugiaient en lieu sûr. Mais parfois, la naïveté de certains était telle que l’épouse ou pire la jeune fille de la famille était violée.
C’est pour éviter ce déshonneur que Khatcho avait caché à la plupart que son dernier enfant était une fille. Ainsi le nommait-on d’un prénom masculin en présence de personnes étrangères à la famille, habillé de vêtements masculins, pour ne pas susciter le désir des chefs turcs ou kurdes. Mais le secret va bientôt s’ébruiter, et à la faveur de l’envahissement de la maison de Khatcho par des soldats turcs, tout va se compliquer…
Avec ce roman, qui parut sous forme de feuilleton, Raffi dresse un état des lieux des provinces arméniennes à la fin du 19ème siècle. Le climat est celui de la terreur qui s’installe, les exactions sont monnaie courante, les « infidèles » n’ayant plus aucun droit, et les massacres sont l’aboutissement logique d’une soumission à laquelle les tribus kurdes d’alors ont largement participé. Ces tribus kurdes furent utilisées comme main d’œuvre lors des exactions commises alors, mais également lors des massacres que la guerre permit de perpétrer. Ce sont aujourd’hui les Kurdes qui sont la cible du pouvoir turc…
Guy Donikian
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