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Le faux-fils, Jean-Louis Mohand Paul (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 03.04.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le faux-fils, Jean-Louis Mohand Paul, éditions Al Manar, 2019, 124 pages, 17 €

Le faux-fils, Jean-Louis Mohand Paul (par Yasmina Mahdi)

 

La part de Kabyle

Le début du roman Le faux-fils est dramatique, à l’instar des films du cinéma français juste après-guerre ou de ceux des années 1960, au sein d’un vieil immeuble d’un quartier populaire parisien, surpeuplé, où l’ombre des couloirs dissimule des locataires sujets à bien des privations et des douleurs. L’histoire est celle d’un petit enfant victime du sadisme familial, un peu comme le Antoine Doinel des Quatre Cents Coups de François Truffaut. Ici, l’enfance n’est pas cet îlot de rêve et de bonheur, ce cocon d’amour mais un abandon sans mesure, une jeunesse martyre. La colère, la peur, la crédulité, traversent le petit protagoniste (re)nommé Jean-Pierre, souffre-douleur du couple, ce qui l’entraîne vers une étrangeté radicale. Une revanche à prendre, par l’auteur, pour défendre un enfant amputé par le non-dit et le ressentiment, pour lequel on apprend à ne pas parler, à ne pas dire.

Jean-Louis Mohand Paul agence des épisodes d’un temps atrophié, entre rupture et chaos, aux détails atroces. L’on constate que la privation économique va, hélas, de pair avec la privation affective – ou pour le dire autrement, la misère rend cruel. L’auteur n’épargne pas la famille, le lieu de l’éducation, plutôt du dressage à l’obligation de normalité, en décrivant les scènes de scatologie, les insultes racistes, les doubles injonctions contradictoires. L’assujettissement par les coups marque intérieurement Jean-Pierre, enfant complexe, sensible, marqué aussi extérieurement, lui qui reçoit tant de trempes que ses mollets sont striés. Dans une France ouvrière, à la lisière des cités et en dehors des beaux quartiers privilégiés de Paris, les Arabes sont considérés avec méfiance, devenus boucs émissaires des frustrations et des aliénations populaires.

L’on avance dans cet univers désolé, saccagé, où sévit une forme de barbarie. L’auteur s’éloigne de ce passé houleux (autobiographique ?), et trace profondément telle une incise sur verre les contours du faux père et de la mère, leurs angles durs de gens du peuple. Une langue hachée, coupante comme la tranche acérée du couteau (lancé contre Jean-Pierre et qui le blesse), remâchée comme la mauvaise nourriture, soude les événements sans chronologie linéaire, en une litanie saccadée, entêtante, rageuse. Ce n’est pas un peuple qui fait rêver – celui que campe Zola, altier, courageux –, mais plutôt affublé d’horribles penchants à l’iniquité, à la lâcheté envers un enfant sans défense. Les stigmates sont nombreux dans Le faux-fils : mère tuberculeuse, fille-mère, métis orphelin de père, conjoint dément et violent. Le ton est d’une grande justesse, pour qui vient d’une famille dysfonctionnelle et maltraitante. Le garçonnet se révèle un petit scribe fasciné par les ornements graphiques, lesarabesques picturales rehaussant les manuscrits colorés (une tradition du monde arabo-musulman) : un inconscient culturel, une sauvegarde contre l’ignorance du père adoptif ? Un appel venant des profondeurs de la psyché, des mots proférés à demi (le secret familial), poussent le jeune garçon à imaginer un pays « arabe », mélangé à des soldats bleus et des Indiens en Tunisie, à l’aide de quelques vieux livres de la bibliothèque verte. Au contraire du conte, le vilain petit canard ne se transformera pas en magnifique cygne, pas quand on échoue dans une cité de la rue Nationale, où tant de sévices sont perpétrés. Ni quand on naît chez les prolétaires, lesquels, en plus de la précarité des fins de mois, subissent une infamie, assignés à croupir au fond des millions de cases avec l’autoroute au-dessous de chez soi. L’unique solution sera d’y échapper à dix-sept ans.

La récurrence de la tyrannie, des abus perpétrés par la famille, n’anéantira pas les belles aptitudes intellectuelles et artistiques du frêle garçon. Cette famille (…) incohérente (…) comme tant d’autres compose le lot des pauvres figés devant le téléviseur. C’est l’atomisation de l’existence des démunis, d’où rien ne subsiste ni ne fructifie, avec au milieu, la solitude. Les non assistés endurent également la répression, celle du milieu scolaire, à l’époque parfois indifférent aux malheurs des enfants, du système policier en place, qui pénalise surtout les petits maghrébins. Le roman recouvre une partie de notre histoire contemporaine, par le biais de l’itinéraire d’un personnage qui retrouve sa véritable filiation, et renaît au monde, cette fois parmi les venus ou les descendants de l’histoire franco-algérienne (…) ces demi-autochtones en somme. J.-L. Mohand Paul raconte les fragments dispersés de l’incohérence familiale, les manquements, raccorde des dialogues, des impressions et des faits concrets en huis-clos, ce qu’il appelle une fiction accommodée.

En comparant une autre œuvre littéraire, par exemple Ma part de Gaulois de Magyd Cherfi, nous pouvons établir des parentés, à la fois avec l’assimilation et le rejet, une homothétie de deux figures de même forme – Jean-Pierre rejoindra le groupe isomorphe nord-africain – Jean-Pierre est l’immigré va-nu-pieds de la famille –, tout en étant élevé comme Magyd Cherfi au sein de l’Éducation Nationale de l’hexagone. Des réussites futures sont imaginées : Magyd y fait ses devoirs, y va être ingénieur, ainsi que pour Jean-Pierre (les plans du père) : ce qu’il faut être plus tard revient si souvent, pompier, maître d’hôtel, docteur, banquier. Ainsi, la part de Kabyle du faux-fils rejoint anthropologiquement celle du Gaulois.

 

Yasmina Mahdi

 

Jean-Louis Mohand Paul est un professionnel du Livre. Correcteur, metteur en page, éditeur, traducteur de l’anglais et de l’ancien français, il est auteur d’un manuel de microtypographie, de plusieurs essais et romans.

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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.