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Le Crépuscule du monde, Werner Herzog (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 09.06.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Langue allemande, Roman, Séguier

Le Crépuscule du monde, Werner Herzog, avril 2022, trad. allemand, Josie Mély, 144 pages, 18 €

Edition: Séguier

Le Crépuscule du monde, Werner Herzog (par Gilles Banderier)

 

Amateur de destins hors du commun, réalisateur d’Aguirre ou la colère de Dieu, de Fitzcarraldo et de Kaspar Hauser, Werner Herzog reste à ce jour un des très rares metteurs en scène à avoir menacé un de ses acteurs à l’aide d’un fusil chargé. Que l’acteur en question ait été un personnage aussi antipathique que Klaus Kinski, avec son faciès de gargouille gothique, n’enlève rien à la gravité du geste.

Lors d’un séjour au Japon, on demanda à Herzog qui il souhaiterait rencontrer au Pays du Soleil levant. La réponse du cinéaste désarçonna ses interlocuteurs : Hiroo Onoda. « Qui ? ». En réalité, c’eût été la question d’un Occidental connaissant mal l’Empire. Les Japonais savaient qui était Onoda et lui témoignaient la révérence ambiguë qu’on accorde aux héros d’hier.

Le personnage n’était ni un auteur, ni un metteur en scène, ni même un Klaus Kinski local, ni qui que ce soit ayant accompli une œuvre dans quelque domaine que ce soit. Lorsque le Japon capitula, en août 1945, Onoda était un jeune soldat préposé à la garde d’un de ces innombrables îlots qui composent l’archipel des Philippines. Il n’apprit pas tout de suite la nouvelle de la capitulation et lorsqu’il en eut connaissance, cela lui sembla à ce point incroyable qu’il refusa d’y ajouter foi. Pour cet homme élevé, comme toute sa génération, dans le culte de son pays et de son armée, il s’agissait simplement d’une tentative d’intoxication, de guérilla psychologique, orchestrée par les Américains ou leurs alliés philippins. Mais lui, Hiroo Onoda, ne serait pas dupe. Il ne tomberait pas dans un piège aussi grossier et continuerait de représenter, d’abord avec deux autres compagnons, puis avec un et enfin tout seul, l’armée nipponne sur ce bout de terre couvert de jungle. Pendant vingt-neuf ans, Onoda vivra dans la forêt vierge, tel une ombre, se déplaçant sans cesse, récupérant des munitions abandonnées, volant de la nourriture aux villageois insulaires, tandis qu’autour de lui le monde changeait, que le Japon entrait dans la modernité, que les États-Unis allaient guerroyer en Corée, puis au Vietnam, que les premiers satellites artificiels étaient lancés.

Les autorités militaires japonaises entendirent parler par leurs homologues philippines de ce fantôme insaisissable, vêtu d’un uniforme qui ressemblait de moins en moins à celui de l’infanterie nipponne, de ce débris toujours actif de l’armée impériale et cherchèrent à le contacter pour lui apprendre que la guerre était finie et que le Japon l’avait perdue. Elles en furent pour leurs frais. Cela étant, il faut reconnaître à l’état-major japonais une ténacité à retrouver « son » soldat égale à celle dont, symétriquement, Onoda faisait preuve pour lui échapper. Ce fut l’état-major qui gagna cette invraisemblable partie de cache-cache, puisqu’en février 1974, un étudiant, à peu près de l’âge qu’avait Onoda lorsqu’il entreprit de mener sa propre guerre, parvint à établir le contact et à prendre des photographies. Il fallut encore retrouver le supérieur hiérarchique d’Onoda, un vieillard devenu libraire, et l’amener dans l’île philippine de Lubang, pour qu’il relève son ancien subalterne des ordres reçus si longtemps auparavant. Onoda revenait en héros dans un pays qu’il ne pouvait plus vraiment comprendre et qui avait évolué sans lui.

Ce soldat perdu n’était ni un fou, ni un imbécile. Il avait, à ses propres yeux, l’impression de raisonner sainement, mais s’était confectionné une réalité parallèle bien à lui, se persuadant que toutes les tentatives pour le récupérer étaient le fait d’agents américains. L’histoire vraie d’Onoda, dont Werner Herzog tire une réflexion effarée sur la folie humaine et sa désolante absence de limites, présente des affinités évidentes avec celles d’Aguirre, parti sans retour à la recherche de l’Eldorado dont on ne possédait pas l’ombre du commencement d’un bout de preuve, et de Brian Sweeney Fitzgerald, dit Fitzcarraldo, voulant installer un opéra au beau milieu de la jungle amazonienne.

 

Gilles Banderier

 

Werner Herzog est l’auteur d’une œuvre cinématographique mondialement connue. Le Crépuscule du monde est son troisième livre.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).