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Le Cosmos portatif de trois kamikazes algériens, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud le 16.05.17 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Le Cosmos portatif de trois kamikazes algériens, par Kamel Daoud

 

 

« Ils portaient des ceintures d’explosifs prêtes à l’utilisation ». C’est le titre d’un journal sur trois terroristes abattus hier. Où ça ? Chez nous. On relit l’information de gauche à droite, puis de droite à gauche, puis on se range sur la chaussée et on s’interroge : quelle est la forme exacte du cerveau d’un Algérien qui veut s’exploser ici pendant qu’on explose des Palestiniens en Palestine ? C’est quoi sont but dans la vie par sa mort ? Est-ce qu’il regarde la télévision ? Lit-il les journaux ? Va-t-il au café pour échanger ses explications du cosmos avec ses connaissances ? Personne ne sait : pendant que les pays arabes promènent leurs Arabes de rue en rue, d’autres poursuivent mécaniquement leurs cahiers des charges d’attentats sans mise à jour idéologique. C’est la preuve que l’actualité internationale ne tue pas l’actualité nationale, mais seulement les Palestiniens.

La raison ? Une sorte de répartition géométrique de l’espace cosmique terrestre. 1) Un espace international avec l’Occident qui tue, les islamistes qui persistent, les Arabes et les musulmans qui tournent en rond et les Palestiniens qui portent les restes de leur pays sur leur dos. 2) Des espaces nationaux, avec des régimes affaiblis et donc violents, des démocrates minoritaires et en morceaux choisis, des islamistes en attente du Califat promis par leur histoire mythique et les peuples vacants mal nourris, ou trop. 3) Des espaces imaginaires mais mortels, avec des Djihadistes au maquis, bloqués sur le calendrier du coup d’Etat par la barbe et la bombe, déconnectés de l’histoire mais connectés à l’Eternité.On peut se déplacer à travers ces espaces géométriques avec une télécommande, la bonne conscience, en changeant de trottoir ou simplement en restant assis dans la position diaphane du voyeur. Cela explique pourquoi pendant que l’on massacre des Palestiniens à Gaza, un Algérien peut se réveiller le matin et s’intéresser à la possible candidature de Zeroual, couper une route pour demander qu’elle soit goudronnée, réparer son démo, demander un visa ou se disputer avec un vendeur de pommes de terre. Ou prendre sa ceinture de kamikaze et aller tenter de se faire exploser dans une rue locale. Pour les trois terroristes arrêtés et abattus avant-hier, le temps n’a pas de valeur aux yeux de l’éternité : pour eux le monde se divise en deux : eux, les authentiques musulmans, et Koreiche, la tribu adverse de l’Illumination mecquoise.

Tout le reste n’est qu’illusion. Toutes les batailles sont des batailles de Badr, toutes les bombes mènent au Paradis et tous les morts sont tués pour leur bien. Pourquoi ne vont-ils pas le faire au front de Gaza ? Parce que Gaza n’existe pas encore dans leur espace : elle fait partie d’un tout qui commence par tuer le passant le plus proche. Les islamistes locaux en sont à 1992, les Djihadistes en sont à l’an zéro de l’Hégire, les Arabes à l’an 1492, les nationalistes à la chute de Bagdad, les révolutionnaires en sont au siècle dernier, celui des décolonisations, Bouteflika en est à 1979, etc. Chacun tient à l’épopée de son époque et veut la finir sur le dos du reste. Dans le tas, seul l’Occident est conforme à son temps et le fabrique.

 

Kamel Daoud


In Le Quotidien d'Oran

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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015