Le cinéphile, Walker Percy
Le cinéphile (The Moviegoer, 1961), trad. américain Claude Blanc, 335 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Walker Percy Edition: Rivages poche
Sur la voie glorieuse des écrivains du Sud, de Mark Twain à Ron Rash en passant par William Faulkner, Shelby Foote et tant d’autres, Walker Percy occupe une place à la fois éminente et absolument originale. Si le Sud, et en particulier la Nouvelle-Orléans, est constamment présent dans son œuvre, c’est à sa manière unique qui ne ressemble en rien à celle de ses pairs. Walker Percy écrit len-te-ment, on pourrait dire avec un souci du détail qui fait de son style une sorte d’exercice métonymique, de décorticage des choses, de gros plans successifs, à la manière d’un John Cassavetes au cinéma.
De cinéma, il est évidemment fortement question dans ce magnifique roman. Le héros/narrateur, Jack Bolling dit Binx, en dehors de sa triste activité d’agent immobilier, est un fou de cinéma. Il passe dans les salles obscures un temps considérable et, sorti desdites salles, sa vie – monotone et grise – est sans cesse prolongée par les images, les acteurs et actrices, les scènes des films qui peuplent son imaginaire. « A son égard j’adopte une attitude distante dans le style de Gregory Peck. Plutôt grand, les cheveux noirs, je sais aussi bien que lui garder ma réserve, les yeux mi-clos, les joues creusées, les lèvres pincées, et lâcher un mot ou deux avec un hochement de tête ».
L’humour de Binx, son regard critique et ironique sur le Sud, constituent un régal réjouissant tout au long du roman. Qu’on en juge :
« Ses fesses sont si belles qu’une fois, alors qu’elle traversait la pièce dans la direction du réfrigérateur, mes yeux se sont emplis de larmes de gratitude. C’est une de ces beautés paysannes dont le Sud est si prodigue. Nées des étreintes d’un père rougeaud et d’une mère au visage figé, dans les maisons les plus minables des villages les plus minables, elles poussent par millions, ces beautés anglo-saxonnes, ces mignonnes aux joues vermeilles. Plus communes que les moineaux, on les trouve, comme eux, dans les rues, dans les parcs, sur le seuil des maisons ».
On ne peut s’empêcher de penser parfois à l’humour de Woody Allen. Chez Walker Percy les coups de griffe sont toujours mesurés, n’empêchent jamais une profonde humanité, un regard empathique sur les gens, un goût permanent de l’absurde.
« Autre preuve de ma judéité : l’autre jour un sociologue a révélé dans un rapport que, dans une proportion remarquablement élevée, les gens qui vont au cinéma sont des Juifs ».
Walker Percy est, à sa manière légère et amusée, un grand auteur du Sud. Les portraits qui défilent dans ce roman sont imprégnés de l’amour du territoire, de sa culture, de ses grandeurs et misères. Il n’y a pas une trace d’amertume ou de rejet dans ses romans, celui-là en particulier. Binx s’ennuie bien sûr dans son Gentilly*, mais à lire ce roman, on ne s’y trompe pas : c’est un homme heureux, souriant et profondément drôle. Et, s’il était besoin d’une marque plus nette encore de l’amour de Percy pour sa terre, il suffit de lire les somptueux passages où il parle de la nature et des gens qui l’entourent.
« Les femmes sont dans la cuisine ; ma mère nettoie des rougets et Sharon est assise devant une fenêtre, un gros tas de haricots sur les genoux. La pièce ouvre sur le marais où une volée de grives mauvis jacassent avec un bruit de calebasses et courbent les roseaux, ailes sorties pour montrer leurs épaulettes cramoisies. […] Les voix du matin parviennent dans la véranda, le cri des grives comme une querelle du soir, tard vers onze heures, et la voix des femmes, avec leurs silences tranquilles… ».
La lecture de ce roman est une incitation irrépressible à lire toute l’œuvre de ce grand du Sud, encore sous-estimé.
Léon-Marc Levy
* Gentilly est un quartier de la Nouvelle-Orléans.
VL3
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