Le château des insensés, Paola Pigani (par Gilles Cervera)
Le château des insensés, Paola Pagani, éd Liana Levi 286 pp. 21 €
Edition: Editions Liana Levi
Psychiatrie contre psychiatrie
Saint-Alban-sur-Limagnole. 1940/1944.
La Margeride.
Voit-on ce plateau cogné d’air et de nuées et les blocs de cailloux ronds qui ressemblent à des têtes qui auraient roulé d’en haut des monts pour se caler contre une souche ou contre rien ? Contre-poids aux vents secs et glacés qui roulent aussi, contre les joues des femmes et des hommes, s’il en reste.
Voit-on cela ?
Voit-d’où l’on parle ? De qui ?
Quel livre ? Le château des insensés de Paola Pigani, chez Liana Levi, publié en mars 2024.
C’est de ce livre dont on parle, de ces insensés en question, les malades, c’est-à-dire à demi nous, aux trois-quarts nous, bref, nous !
Il y eut dans l’histoire récente étalée sur deux siècles trois moments psychiatriques d’importance. C’est très vite résumé, on le reconnaît. Avant Freud, Freud et après Tosquelles. Ces phases n’étant pas séparées mais se superposant et continuant de se superposer.
Avant : les demeurés, les fous, les affolants, les aliénés, ceux qu’on enferme quand ce n’est plus possible de les garder chez soi, dans la soue enfermés, avec des portes bien verrouillées et lorsqu’ils s’échappent, soudain, échappent à la surveillance au moment où on leur apporte leur pitance, foncent à moitié nu, ou nus carrément, entrent dans l’église, par exemple, un dimanche en pleine messe, bon là, ça suffit.
Le maire hospitalise d’office.
Cela se poursuit encore ainsi. Moins brutalement car les familles s’inquiètent avant que le fou ne défonce la porte.
Vint Freud. Découverte de l’inconscient, écoute, mise en place d’un dispositif de paroles. Circulation du sens. Cela néanmoins s’adressant plutôt à l’urbain, plutôt à la bourgeoisie, plus à la névrose qu’à la psychose tandis que les murs d’enceintes hospitalocarcérales continuent d’être érigés le plus haut partout en France, à Ville d’Evrard, ou dans chacune des préfectures et sous-préfectures.
Au plus loin de la ville afin que ne soient pas entendus les hurlements.
Une des dernières Lois Sarkozy, après le tragique événement de Pau préconise un financement renforcé pour mieux entourer les hôpitaux psychiatriques de grillages et créer des UHSA : unité hospitalière spécialement aménagée. Apprécions la qualité euphémistique !
Jusqu’en 1960, un siècle après Freud donc, un infirmier psychiatrique me dit qu’à Rennes il doit, une fois par semaine, quitter l’hôpital avec deux ou trois malades plus sociables. Ils vont à la ferme à cinq-cents mètres, remplissent les trois brouettes de paille fraîche pour l’entrer à la fourche par la porte de métal entrouverte où gîte un malade dit chronique ou dangereux. Changement de litière, bon.
Puis ajoute l’infirmier qui avait vingt ans en 1960, puis vint enfin la camisole chimique !
Soulagement.
Se jouait néanmoins, sans que Rennes ni l’infirmier ne soit mis au parfum, depuis 1940, une révolution psychiatrique. François Tosquelles est un républicain espagnol qui, dans l’hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole où il est nommé, ne peut supporter de voir réserver à des humains le sort inhumain que le franquisme et tous les fascismes imposent au même moment aux juifs, aux gitans, aux francs-maçons et autres Nuit et Brouillard, comme on les nomme, les prisonniers politiques.
C’est contre les fascismes que Saint-Alban lutte.
Jusqu’alors et depuis le XIXe, l’institution va son train, gérée par des religieuses. Quelques médecins n’y inventent pas la poudre et soudain Ville d’Evrard voyant l’ennemi allemand occuper Paris, décide d’envoyer au vert ses malades. Arrive en même temps quelque supplétif venu d’Espagne.
Nous suivons dans le beau livre de Paola Pigani la vie de ces malades parisiens que l’horizon des montagnes élargit soudain, cette liberté qui leur permet d’aller dans les champs, auprès des troupeaux, tandis que manquent dans les fermes les bras des hommes embarqués à la guerre.
Cet hiver était de plus en plus dur. Tout manquait, la viande, le fromage. Troc et marché noir ne faisaient pas de miracle…/ On est à l’abri ici, y monteront jamais ici les doryphores. En plus, on n’a pas de patates à leur donner…
Les malades le sont moins lorsqu’on ne les regarde plus ainsi. Les malades savent trouver du plaisir à la tâche et leurs insomnies sont moins habitées lorsqu’ils entrent harassés et ont retrouvé le lien social, la réponse aux gestes, les regards, la reconnaissance.
Ce n’est pas magique. Puis il quitta la petite route du Villaret pour suivre ce qu’il croyait être un loup. Certaines fugues s’avèrent tragiques.
On voit Tosquelles et Lucien Bonnafé dans des dialogues féconds. Créatifs, imaginatifs et surtout ils aiment les gens qu’ils soignent, ils les respectent. On voit Tosquelles dans son sabir castillanocévenol s’amouracher des objets, art brut, de tel ou tel, on voit les organisations de repas, le sens donné aux corvées d’épluchages. On voit des fous qui ne meurent pas de faim échangeant leurs gestes contre des douzaines d’œufs.
Le roman se lit comme une chronique entrecroisée des journaux de la mère supérieure qui assiste non sans être dérangée à cette révolution douce.
Saint-Alban devient un haut lieu de résistance médicale mais aussi de résistance à l’ennemi. Paul Eluard et d’autres se réfugient à Saint-Alban, des poèmes s’y écrivent, des tracts s’y ronéotypent. Beaucoup d’accueils de malades couvrent des juifs ou les trocs d’identité sont foisons. Saint-Alban-Sur-Limagnole, hôpital Juste parmi les Justes ?
Chaque hôte de passage -poète, philosophe (Canguilhem), biologiste, psychiatre- participait aux échanges et recherches pour croiser leurs regards sur la vie asilaire et ses possibles futurs loin de toute aliénation sociale et mentale../ L’ergothérapie portait ses fruits. Plus que jamais on devait continuer à nourrir cette part non-aliénée en chaque patient, ses capacités à rejoindre les autres par le travail des mains, le jeu, le chant, la création, le rire.
Nous le disons ici car Pigani n’en fait pas un plat. Ici est la naissance de l’antipsychiatrie, de la psychothérapie institutionnelle. Ce que les ARS (Agence Régionale de Santé, sorte d‘équivalent préfectoral) d’aujourd’hui ne comprennent toujours pas et ne soutiennent plus ou de moins en moins. Elles ont raison car réunir des humains dans une communauté humaine et durable, fabriquer des jardins, peindre des poteries, mouler la terre ou les tourtes de pain, voilà qui est subversif en ce moment où les neurosciences tiennent le haut du pavois.
Il y a danger.
Danger pour ces lieux de soin, de liberté, de créativité, de poésie. La poésie a-t-elle jamais soigné un fou ?
Comme Fernand Deligny le grand pédagogue cévenol et ses vallées d’effarés a intrigué les institutions sauf celles des familles qui ont vu leur fils et leurs filles soudain ne plus criser et ne plus être en permanence contentionnés.
Les frères Fernand et Jean Oury avec Françoise Dolto ou Deleuze ont continué l’œuvre à la clinique de la Borde à Cour-Cheverny. L’œuvre continue.
Le combat s’y mène.
Novembre 1943. Dr Bardah arrivé la semaine dernière, chercheur à l’Institut Pasteur destitué de ses fonctions parce que juif. Se fait passer pour fou mais travaille à des essais de médicaments avec Dr Tosquelles.
Une lutte insensée d’une psychiatrie horizontale, participative, communautaire et festive face au monstre administratif des normes et des pilules. Une psychiatrie de la parole, des gestes, du vivre ensemble, des liens et des déliens contre quoi ? Contre qui ?
Il n’y a pas à opposer la chimie et le communautaire.
Pas à polariser mais l’époque penche de ce sinistre côté. Qui est contre ne peut être pour, et personne ne peut s’autoriser pontre ou court !
Pourtant et contre l’adversité, les cliniques de Cour-Cheverny poursuivent ce dialogue, prolongent cette conversation entre ceux de Saint-Alban hier et les François Tosquelles ou les Pierre Delion d’aujourd’hui.
Lisons Pigani. C’est un roman doux. Le livre d’un combat qui ne se dit pas. Un livre ouvert d’une mémoire dont peu semblent vouloir se souvenir sauf aux prix d’une emprise, d’une fascination alors qu’au fond la psychiatrie s’honorerait de la continuité de son histoire, de ses vicissitudes et de ses trouvailles et de tous les musées (Lausanne, Villeneuve d’Ascq, Halle Saint-Pierre et entre autres Fabuloserie) dont les fous pas si furieux ont recouvert les cimaises. La maladie mentale, oui, fournit à la pensée, à l’esthétique et à l’humaine connaissance.
Hommage à Auguste Forestier nommé dans le livre du fond de son atelier saint-albanais du bizarre. Ou Marguerite Sirvins. Ou Séraphine de Senlis parmi des milliers d’autres artistes que Dubuffet a retenus dans l’ordre de l’art, à raison !
Actuel. Crucial.
Du Saint-Alban de Pagani aux hôpitaux d’aujourd’hui, ce n’est pas de l’ultragauche contre la néo-libéralisation qu’il s’agit. Non, c’est un combat humaniste qui soutient qu’un être de parole, quand il peut parler (-ou se taire), vit un peu moins sous dépendance.
Gilles Cervera
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