Le cas Eduard Einstein, Laurent Seksik
Le cas Eduard Einstein, septembre 2013, 294 pages, 19 €
Ecrivain(s): Laurent Seksik Edition: Flammarion
Laurent Seksik connaît bien Albert Einstein, le père d’Eduard, dont il a rédigé une biographie, et les fils et les pères sont souvent son affaire, comme en atteste La légende des fils, un de ses – beaux – et précédents romans. Médecin, la notion de « cas » fait évidemment partie de son univers. Mais, est-ce vraiment cela qui explique la réussite de ce roman-ci ? Fallait-il seulement l’expertise biographique et scientifique pour – à ce point – emporter le lecteur dans la noria à la fois sobre et dense des émotions qu’on garde une fois le livre refermé…
Voyage terrible que celui qu’on commence, accompagnant une mère, abandonnée de son mari, « déposant » au fond d’un asile de Zurich un fils psychotique, probablement schizophrène : Eduard (« ses grands yeux clairs toujours perdus dans le vide »), le cadet d’Albert Einstein et de Mileva. On est en 1930 ; il n’en sortira plus : « Jusqu’alors, elle n’avait pas pleuré. Elle n’était pas encline à la tristesse. Seule, la peur occupait ses pensées, une frayeur immense, une terreur de mère ».
« Le » sujet du livre s’ordonnance en une petite poignée de questions : être les parents d’un enfant malade mental ? Être l’enfant malade et interné, regardant les parents ? et… on nous permettra d’ajouter : être lecteur (même sans enfant malade) ? Boucles s’enroulant les unes aux autres, en un étrange et fondamental tissage, dont aucun de nous ne ressortira indemne.
Trois portes – une drôle de Sainte Trinité – s’ouvrent alternativement pour cerner – ou tenter de le faire – ce Cas Eduard Einstein, dont le titre, volontairement médical, a la sécheresse de ces dossiers rose-orangé qui garnissent les bureaux des HP. La porte-mère (Mileva, la première épouse Serbe d’Albert) ; la porte-père (Albert, celui qui fuit, loin de l’Europe, et notamment de l’Allemagne, où bout la déferlante nazie ; qui fuit aussi ses rôles familiaux, et l’enfant en perdition) ; et puis, la porte – ou plutôt l’œil – du fils interné, décalé, déconstruit, inondant de sa pensée sauvage et fascinante les plus belles pages du roman. « Lorsque j’ouvre les yeux, les objets se déplacent. Plus rien n’est solide, rien ne possède d’angle. Des visages grimaçants se fondent sur le mur. Il y aussi ces voix qui murmurent à mon oreille des paroles que maman n’entend pas… ».
Décrire les symptômes, les traitements tâtonnants et brutaux des maladies mentales, au tournant des années 30, dans l’univers carcéral des asiles, aurait pu faire la matière – passionnante – d’un livre aux allures de documentaire. Le cas Eduard Einstein y aurait trouvé sa place ; nous en serions sortis informés, interrogés – à la fois, loin de ce qu’on connaît maintenant, avec notamment la chimiothérapie, mais pas si éloigné, au bout, par cet isolement des représentations du « fou » dans l’opinion… Nous aurions comparé, analysé… mais nous n’aurions pas touché du doigt, ni Eduard, ni ses parents, ni l’époque si lourde de menaces… nous ne les aurions pas connus, ni surtout aimés.
Or, c’est bien d’amour dont il s’agit dans ce beau livre si résonnant ; donné, absent, raté, maladroit, destructeur… l’amour circule en grands vents désordonnés, à toutes les pages, et ne sait, tel un oiseau perdu, sur quel arbre se poser : « un jour, mon père travaillera sur mon cas… celui qui a découvert les grands principes de l’Univers ne peut-il travailler sur mon hémisphère droit ? »… Peut-on vivre, ou seulement être visible, quand on est le fils d’Einstein ? Éternelle et définitivement actuelle problématique des « fils de… ».
Le « dire » de cet enfant « différent » habite le relationnel de cette famille-là ; comment pourrait-il en être autrement ! Il détient dans son étrangeté et son autre agencement plus d’une clé ; il découvre, du fond de son bâti, en « affects émoussés », comme on diagnostiquerait dans le jargon actuel, péniblement, et pas à pas, les émotions qui nous sont familières : « Eduard… vous devez être la cause du chagrin de votre père… alors, s’est mis à monter en moi, un sentiment étrange… mon cœur palpite, mes tempes battent, quelque chose s’éclaircit dans mon esprit… l’homme me regarde, un peu surpris… – Eduard vous avez l’air heureux ».
Mais l’historienne que je suis n’a pu lire ce livre, sans regarder – passionnant – un contexte qui se glisse, naturel, dans ces grands pans de lecture des affects et des émotions. Années trente, puis la guerre et son après ; l’Europe centrale, les Juifs face au nazisme ; les listes noires, Einstein haï, après avoir été la lumière des sciences. Laurent Seksik s’efface ici – c’est un parti pris excellent – derrière les journaux, les écrits, les lettres échangées, parfumées de terreur. On croise Freud et Zweig ; on entend à la radio : « le Juif en tant que ferment de décomposition n’est pas à envisager comme individu particulier bon ou méchant, il est la cause absolue de l’effondrement intérieur de toutes les races, dans lesquelles il pénètre en tant que parasite. Son action est déterminée par sa race »…
On lit, glacé, les menaces sur les handicapés mentaux qui occupent bientôt le ciel ; on vole en exil en Amérique, pour trouver de très étranges échos, le Maccarthysme, les lois raciales, le repli sur une Amérique toute puissante qui renie ses valeurs d’origine… et l’on part, par un étrange changement de cap, pour un « cas Albert Einstein » : « Il a eu tous les courages. Braver la Gestapo, soutenir la cause des Noirs, aider à la création d’un État Juif, ne pas baisser l’échine, écrire à Roosevelt pour construire la bombe contre l’Allemagne, écrire à Roosevelt pour arrêter la bombe contre le Japon… mais, aller voir son fils est au-dessus de ses forces. Il a trouvé ses limites. Seul l’Univers ne connaît pas de limites… ».
Très beau livre, assurément, pour la rentrée littéraire. Magistral.
Martine L Petauton
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