Lake Success, Gary Shteyngart (par Léon-Marc Levy)
Lake Success, Traduit de l’américain par Stéphane Roques. 380 p. 24 €
Ecrivain(s): Gary Shteyngart Edition: L'Olivier (Seuil)
Peut-on quitter Manhattan ? Peut-on sortir de ses tours, de ses rues, de ses appartements à 5 millions de dollars (au moins nous dit Gary Shteyngart – pour compter vraiment), de ses millionnaires spéculateurs hallucinés dont le cerveau est imprégné de chiffres, de courbes, de hausses et de gouffres boursiers ? Manhattan est n’est pas un quartier de NYC, c’est un « dedans » halluciné et hallucinant. Hors de Manhattan, il y a le « dehors », c’est-à-dire le monde réel, avec sa crasse, ses pauvres, sa boue. Le héros de ce roman est fasciné par le dedans-dehors. Il l’enseigne même à son jeune fils autiste, comme une leçon fondamentale :
« Avant le diagnostic, Barry s’allongeait à côté de son fils quand il avait peur du tonnerre et des éclairs et lui disait : « Tout va bien, Shiva. Parce que le tonnerre gronde dehors. Dedans, tu es à l’abri avec maman et papa. Tu comprends la différence ? Dehors et dedans. »
Barry Cohen va essayer en tout cas d’aller voir dehors. Une épopée en Greyhound à travers le vaste pays. Avec les pauvres ! Peut-on imaginer plus lointain voyage pour un spéculateur qui a 2,4 milliards de dollars sous responsabilité ? Des latinos, des noirs, des paumés, des dealers, des rappeurs. Dans les cars parfois certains s’endorment sur l’épaule de Barry, puants, rotant. Shteyngart s’amuse et nous amuse beaucoup, avec la virtuosité qu’on lui connaît depuis la désopilante « Super triste Histoire d’amour » (Lire l’article de la Cause Littéraire). On rit, mais l’Amérique de Trump fait rire jaune. Enfin il s’agit de celle qui se prépare à élire Trump, ce qui est pire encore. Les salauds ont le vent en poupe, les paumés, les pauvres, les laissés pour compte entrent dans la zone des tempêtes.
« Time is money » dit un célèbre dicton wallstreetien. Jamais roman n’illustra mieux cet adage : Barry Cohen est fondu de montres, jusqu’à la névrose obsessionnelle. Les mécanismes, l’entretien, la précision à la seconde près, hantent ses jours et ses nuits. Il en a des dizaines toutes à six ou sept chiffres en coût. Même dans son périple improbable sur les routes de l’Amérique délabrée, il en emporte quelques-unes. Il peut quitter femme et enfant mais pas ses montres, il en mourrait sûrement. Chiffres et heures mesurés, scansion obsédante d’une vie prise dans la nasse de l’irréel boursier. Dès l’incipit, Shteyngart fige l’univers de Barry.
« Barry Cohen, homme aux 2,4 milliards de dollars d’actifs sous gestion, entra d’un pas chancelant dans la gare routière de Port Authority. Il était visiblement ivre et saignait. Il y avait une incision nette au-dessus de son sourcil gauche, où l’ongle de la nounou l’avait coupé, et, stigmate de sa femme, une égratignure en forme de larme sous son œil. Il était 3 h 20 du matin. »
On ne transporte pas Manhattan à la semelle de ses souliers – encore que – mais plutôt à son poignet. Barry Cohen est un être qui ne vit que dans la fiction, le virtuel, un monde fait d’abstractions, de signifiants sans signifiés. Le monde de l’argent est ainsi, vide de toute réalité humaine ou concrète. Même l’argent ! Barry, dans son enthousiasme à virer les symboles du capitalisme et lancer son exploration du monde extérieur à Manhattan, a jeté son AMEX noire à crédit illimité dans une poubelle. Résultat, il n’a rapidement plus un sou et se trouve à mendier quelques dollars à des femmes ou des amis. Enfin le réel !
Gary Shteyngart nous offre un livre évidemment plein d’humour, avec des pages hilarantes. Mais – comme dans un kaléidoscope – c’est un portrait au vitriol de l’Amérique des vanités qui se dessine. Il faut lire les pages où les Cohen rejoignent pour un dîner leurs voisins Goodman – dont l’homme est un vague écrivain qui gagne des millions en disant des textes dans des universités et organisations culturelles. Barry interrompt la soirée pour aller chercher une bouteille de cognac à plusieurs dizaines de milliers de dollars chez lui (il habite au-dessus, dans le même immeuble, il est plus riche) et fonce sur internet pour consulter la valeur de l’appartement de Goodman « VENDU : 3 800 000 $. Vendu le 23.11/15. Zestimation : 4 100 000 $ » et aussi, tant qu’il y est, la cote de Luis Goodman comme écrivain : « 1 123 340ème place sur Amazon ». Les rapports humains, c’est quoi au juste dans un immeuble uniquement habité par des multimillionnaires ?
C’est le fils qui est autiste. Du moins diagnostiqué. C’est le père qui l’est le plus – symptôme d’un pays déboussolé et hors de toute appréhension de la réalité. C’est l’Amérique entière que Gary Shteyngart diagnostique – une Amérique devenue aussi cinglée que son nouveau président - avec un talent de conteur réjouissant et un humour de chaque instant, où l’on rit comme devant un Woody Allen ou les premiers Philip Roth. Et il faut saluer Stéphane Roques pour sa restitution fine en langue française.
VL 3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
Léon-Marc Levy
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