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La Vie derrière soi, Fins de la littérature, Antoine Compagnon (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 24.01.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Editions des Equateurs

La Vie derrière soi, Fins de la littérature, septembre 2021, 382 pages, 23 €

Ecrivain(s): Antoine Compagnon Edition: Editions des Equateurs

La Vie derrière soi, Fins de la littérature, Antoine Compagnon (par Gilles Banderier)

 

Toute vie se termine un jour, la nôtre, aussi bien que celle de Mozart ou de Thersite. L’évidence et la prévisibilité absolues de cette fin ne la rendent pas moins inquiétante (les seules questions, pour nous qui vivons encore et en dehors d’une décision délibérée, étant celles du lieu, du moment et de la manière).

Même si l’exercice est vain, on ne peut s’interdire de se demander ce que Mozart eût encore donné au monde s’il n’était pas mort à trente-cinq ans (et de quoi meurt-on à cet âge-là ?). Une réponse possible consisterait à dire qu’il aurait achevé son Requiem, mais aurait-il pu écrire quelque chose de plus grand (interrogation corollaire : peut-il exister quelque chose de plus grand ?) ?

La question se pose également pour les créateurs qui, à l’inverse de Mozart, reçurent la grâce d’une longue vie et parfois même celle de l’Uralter, l’âge au-delà de la vieillesse (Fontenelle, Jünger) : que valent les œuvres écrites en l’hiver d’une existence ?

Le dernier livre du Pr. Antoine Compagnon est un ouvrage crépusculaire : crépuscule professionnel de la fin d’une carrière bien remplie et du départ à la retraite (un mot peu glorieux, qui évoque en français une débandade militaire) ; crépuscule personnel, marqué par la mort d’une personne chère ; crépuscule collectif de la raison, dans lequel ont sombré les pays développés à la faveur de la crise « sanitaire ».

Que la littérature ait partie liée avec la mort est une évidence résumée par le fameux Non omnis moriar d’Horace, aussi fier que dérisoire. Chaque livre publié et même chaque manuscrit laissé au fond d’un tiroir est un pari contre le trépas et l’oubli. Il y a dans toute vie de créateur une « dernière œuvre », fut-elle aussi la première, dans certains cas poignants (Lautréamont). Le cas très particulier de l’« apostasie » rimbaldienne (p.35) doit être envisagé à part.

Souligner qu’une des forces de ce livre tient à ce qu’il n’envisage pas seulement la littérature, mais également les arts figuratifs (dans la lignée des travaux de feu Marc Fumaroli) revient à mettre en lumière une de ses faiblesses : les sciences en sont absentes, qui eussent pourtant fourni des points de comparaison intéressants : Newton publia ses Principia en 1697, à quarante-cinq ans, et vécut encore quatre décennies ; Einstein fit connaître sa découverte majeure en 1905, à vingt-six ans. Évariste Galois mourut lors d’un duel, à vingt-et-un ans, et sa dernière œuvre fut une longue lettre composée quelques heures avant sa mort (l’énergie fiévreuse déployée pour l’écrire ne lui fit-elle pas ensuite défaut face à son adversaire ?). Les récipiendaires de la médaille Fields ont, statutairement, moins de quarante ans. Y a-t-il beaucoup d’exemples de découvertes scientifiques cardinales réalisées par des octogénaires ?

La vieillesse d’un artiste peut être le moment où il parvient aux rives de la sérénité, de la maîtrise, de l’indifférence au jugement d’autrui, ou au contraire le temps de l’inquiétude, de l’impuissance, des repentirs ou des trahisons, des manuscrits brûlés. Il y a autant de cas particuliers que de créateurs et il n’y a pas grand-chose de commun entre la senescence gâteuse de Kant ou de Sartre et la vieillesse hautaine d’Ernst Jünger. L’intérêt de ce volume tient en outre à ce qu’il aborde aussi bien des écrivains (Chateaubriand, Proust) que leurs personnages (le Bergotte de Proust, le Virgile de Hermann Broch). L’universalité de la mort fait qu’il arrive un moment où tout se rejoint, ainsi la littérature et la théologie (les quatuor novissima – la mort, le jugement, le paradis ou l’enfer – figuraient dans les traités classiques de théologie catholique – p.179).

 

Gilles Banderier

 

Professeur émérite au Collège de France, Antoine Compagnon est l’auteur d’ouvrages consacrés à Montaigne, Baudelaire, Proust et Pascal.

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A propos de l'écrivain

Antoine Compagnon

 

Antoine Compagnon, né en 1950, universitaire, spécialiste de l’histoire de la littérature.

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).