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La Vie de Monsieur Descartes, Adrien Baillet (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 19.09.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Biographie, Essais, Les Belles Lettres

La Vie de Monsieur Descartes, Adrien Baillet, Les Belles-Lettres, Coll. Encre Marine, octobre 2022, 1320 pages, 79 €

Edition: Les Belles Lettres

La Vie de Monsieur Descartes, Adrien Baillet (par Gilles Banderier)

 

En un temps où l’on ne parle plus que de numériser et de dématérialiser les travaux d’érudition – d’une mise en page compliquée, avec leur dédale de notes, leur débit et leur lectorat incertains – on n’aura pas de mots assez élogieux ou chaleureux pour saluer l’initiative et le travail des Belles-Lettres (fortement aidées, certes, par des mécènes), qui publient une magnifique édition de la Vie de Descartes par Baillet. La notion de progrès, dans les sciences humaines, est d’un maniement délicat, on le sait, et pas seulement parce que « les sciences humaines se disent sciences comme le loup se disait grand-mère », selon le mot de Louis Pauwels. Mais s’il est un domaine où ce concept a un sens, c’est dans celui de l’établissement des textes et l’on peut, sans craindre d’être démenti avant très longtemps, qualifier cette édition de définitive.

Adrien Baillet (1649-1706) fut un de ces prêtres travailleurs et effacés, comme l’Ancien Régime en connut tant. Bibliothécaire du président Lamoignon, il veillait sur une des plus belles collections de livres qui fussent à Paris.

Dans la préface à son recueil sur Trois Institutions littéraires, Marc Fumaroli écrit que « dans l’Ancien Régime au moins, où l’entrée dans les ordres séculiers ou réguliers allait de soi, beaucoup de vocations d’hommes de lettres se déguisèrent en vocations ecclésiastiques pour pouvoir se donner libre cours sans drame et sans réprobation sociale ». Rien n’indique cependant que, dans la vie de Baillet, l’écriture et la lecture se firent au détriment de ses devoirs envers Dieu et le prochain. Rompu au maniement des imprimés, des manuscrits, des archives, il lui échut de rédiger la biographie de Descartes, qu’il publia en 1691. Son livre, on doit le noter, était écrit en français alors qu’il était destiné à une diffusion européenne, preuve parmi d’autres qu’au sein de la « République » européenne des lettres le latin cédait du terrain. L’intérêt de cette biographie, outre qu’elle est bien écrite, dans une admirable prose classique, est que Baillet avait sous les yeux des documents qui ont disparu sans retour. Il fut ainsi le seul à rapporter (dans la présente édition, première partie, p.105-110) les trois songes qui impressionnèrent si fort le jeune Descartes, avec leur mélange « d’inquiétante étrangeté », propre à tous les rêves, et de références humanistes (la citation d’Ausone et le volume du Corpus poetarum) ; rêves emblématiques de la tension entre l’ancien et le nouveau qui caractérisa la pensée du philosophe. Descartes vécut dans cet entre-deux, ce crépuscule où l’aristotélisme, socle intellectuel de la scolastique, achevait de mourir, mais où la « nouvelle science » ne l’avait pas encore remplacé. Bien qu’il eût été soldat et fait preuve de courage physique, le penseur français fut incité à la prudence par les déboires (très relatifs) de Galilée. Il est vrai que la pensée de Descartes est une pensée totalisante, qui ne se ramène pas à la seule philosophie, mais peut avoir des conséquences inattendues, comme l’illustrera la querelle autour de la transsubstantiation. La stature du martyre fut néanmoins refusée à Descartes, qui ne la sollicitait pas, mais finit victime du froid septentrional et dont le corps fut en partie rapatrié en France – les péripéties ultérieures de son crâne fournissent à elles seules la matière d’un roman (voir Le Squelette de Descartes de Russell Shorto).

Avec cette admirable biographie intellectuelle, Baillet raconte la vie de Descartes dans toute son épaisseur. Celui-ci fut un grand philosophe tardif : la publication du Discours de la méthode, précédant trois opuscules techniques, fut l’aboutissement d’une maturation cachée et silencieuse, sur laquelle nous renseigne Baillet, dans les cités de Hollande aux eaux silencieuses, les bivouacs des armées en campagne ou sur les routes d’une Europe ravagée par la Guerre de Trente Ans.

Compte tenu de l’importance de la Vie écrite par Baillet, ce n’est pas la première fois qu’on la réédite et il en existe des réimpressions à l’identique. Plutôt que d’opter pour cette technique du reprint, les Belles-Lettres ont choisi une solution séduisante, consistant à présenter le texte dans une disposition typographique proche de l’original, avec notes marginales (de Baillet) et infrapaginales (de l’éditeur moderne). L’annotation d’Annie Bitbol-Hespériès est un magnifique travail d’érudition, qui circule avec une aisance souveraine dans les corridors de ce manoir déserté que constitue la République des lettres, avec ses gloires ternies et ses savants oubliés. Cette superbe édition d’un texte indispensable devra figurer dans toutes les bibliothèques sérieuses.

 

Gilles Banderier

 

Adrien Baillet (1649-1706), issu d’une famille de paysans, ordonné prêtre en 1676, fut le bibliothécaire de juriste Chrétien-François de Lamoignon.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).