La pluie jaune, Julio Llamazares (Par Léon-Marc Levy)
La pluie jaune (La Lluvia amarilla, 1985), Julio Llamazares, Verdier Poche, 2009, trad. espagnol, Michèle Planel, 141 pages, 10 €
Edition: Verdier
Le vieil homme meurt. C’est sa dernière nuit dans le village fantôme dont il est le dernier vivant. Avec lui, va s’envoler la dernière âme, le dernier cœur battant, les dernières souffrances. Le bonheur, l’espoir, la joie, eux étaient partis depuis très longtemps, depuis que Sabina, la femme du vieil homme, est morte. Ils étaient les derniers habitants du village, tous les autres étaient déjà partis au fil des années, morts ou émigrés ici ou là.
La mort traverse ce court roman, celle du vieux comme un point d’orgue à celle du village de montagne dont il est le dernier souffle vivant. La mort non comme un événement mettant fin, mais comme un lent progrès de la décrépitude, du pourrissement, de la chute. Murs, toits, poutres, portes, fenêtres font écho dans leur anéantissement à celui des êtres qui, naguère, ont vécu ici, travaillé, parlé, aimé. La mémoire du vieil homme, comme un long thrène lugubre, résonne comme la malédiction inéluctable qui s’est abattue sur le village dans un destin ténébreux : après la rudesse des hivers, la dureté des travaux, la pauvreté extrême, toutes les plaies d’une humanité oubliée, est venu l’exode inexorable, le départ des jeunes rêvant d’ailleurs, puis celui des vieux, ne pouvant plus subsister dans ce mouroir abandonné qu’est devenu Ainielle (1).
De quelle matière est faite l’homme qui resta ? Seul depuis vingt ans après la mort de Sabina. De quoi sont tissés ses jours, ses pensées, ses nuits, ses rêves ? Est-il fou – parce qu’il faut l’être sûrement. Personne si ce n’est quelque fou – penseront-ils à cet instant –, ne peut avoir enduré complètement seul autant de mort, autant de désolation, aussi longtemps. S’il est fou en quoi consiste sa folie ? Si l’homme est – comme on le dit – un animal social, alors le vieux n’est pas un homme, n’est plus un homme : il est devenu Ainielle, le dernier souffle du village, il est devenu bâtisse, porte, pierre. Le vieux est pétrifié, désincarné, déjà poussière avant la poussière. Et pourtant il porte sur lui, en lui, un monde, une âme collective. Pierre, il continue néanmoins à fonder un groupe. On pense à l’inscription de Saint-Pierre : Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam. Le vieux porte les morts, les disparus à jamais ; il est le dernier pilier d’une église effondrée.
Il n’est pas seul. Dans Ainielle la désertée il vit au milieu des fantômes, les voit, parle avec eux. Les voisins d’autrefois, ses fils, sa femme Sabina morte et qui souvent vient le visiter.
Je la vis enfin au bout de la rue sur le point de se perdre sur le sentier de Berbusa et à cet instant, je sus que je ne devais jamais plus oublier cette image : au cœur du silence et de la neige, au milieu de la désolation et des ruines, Sabina errait à travers le village comme une apparition ou un souffle irréel, docilement suivie par la chienne.
La mémoire est cette étrange machine qui donne aux hommes le meilleur et le pire. Le vieux recrée un monde avec les morceaux épars de ses souvenirs, donne un semblant de vie au village mort. Mais elle est aussi une épouvantable malédiction qui met à vif le malheur du passé perdu et du présent douloureux. Est-ce que les « bons souvenirs » existent ? Ils ramènent à des moments de souffrance et les ravivent, ou bien à des moments heureux et ils ravivent leur perte à jamais. Le vieux dans son infinie solitude est harcelé par sa mémoire, par un flux de conscience qui fait de son reste de vie un enfer. La « mémoire affective » proustienne est ici infernale.
Nous croyons parfois avoir tout oublié, que la rouille et la poussière des ans ont désormais complètement détruit ce que nous avons un jour confié à leur voracité. Mais il suffit d’un son, d’une odeur, d’un contact furtif et inopiné pour que soudain, les alluvions du temps tombent sur nous sans compassion et que la mémoire s’illumine avec la brillance et la fureur de l’éclair.
Et la mort avance, lente et inscrite dans l’écriture même de Julio Llamazares qui multiplie les sons graves du lamento, les champs lexicaux de la douleur et de la marche funèbre. On retrouve dans ce court roman les répétitions et les incantations d’une longue prière : prière aux morts, à la montagne galicienne, à la douleur de la condition des hommes. Prière qui s’achève comme un sombre requiem chanté par ceux qui sont venus d’autres villages de la vallée – eux qui ne venaient jamais – pour enterrer le vieux, enfin :
« Et que la nuit aille à la nuit ».
Léon-Marc Levy
(1) Note de l’auteur : Ainielle existe. En 1970 le village fut complètement abandonné, mais ses maisons résistent encore, pourrissant en silence, au milieu de l’oubli et de la neige, dans les massifs des Pyrénées de Huesca qu’on appelle Sobrepuerto.
Julio Alonso Llamazares (né le 28 mars 1955 à Vegamián (Province de León, Espagne)) est un écrivain, poète et journaliste espagnol.
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