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La pesanteur et la grâce, Simone Weil (par Charles Duttine)

Ecrit par Charles Duttine 16.09.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Plon

« La pesanteur et la grâce » Juin 2019/ 265 pages/ 17€

Ecrivain(s): Simone Weil Edition: Plon

La pesanteur et la grâce, Simone Weil (par Charles Duttine)

Simone Weil ou la hauteur de vue.

Aborder la lecture de La pesanteur et la grâce revient à s’aventurer dans les territoires arides d’une conscience. C’est découvrir une sorte de géographie exigeante de l’âme. On y tutoie une hauteur de vue analogue à celle d’autres grands penseurs mystiques, Plotin, Maître Eckart, Pascal… Entrer dans ce livre de Simone Weil, c’est admettre qu’on n’en ressortira pas intact, immanquablement bousculé par une sensibilité à vif, une spiritualité déconcertante et un regard bien éloigné de notre époque. Il convient également de reconnaître la difficulté à rendre compte de cette œuvre obscure, exigeante et d’une grande ampleur. Il faut savoir notamment aborder les paradoxes et les contradictions apparentes si bien qu’on s’y perd quelquefois, qu’on reste pantois ou émerveillé.

L’ouvrage a paru la première fois en 1947, quatre ans après la mort de Simone Weil. Elle avait confié ses manuscrits à Gustave Thibon, un curieux intellectuel autodidacte, philosophe, paysan et… proche de Vichy. Il a mis en ordre les carnets de Simone Weil comme les feuillets des Pensées de Blaise Pascal le furent, en leur temps, par Brunschvicg ou Lafuma (entre autres). Certains ont pu estimer ce classement par Gustave Thibon discutable. En tout cas, c’est dans cet état que les Editions Plon en proposent aujourd’hui une nouvelle publication.

Ce qui surprend dans cet ouvrage, dès l’abord, c’est la forme. L’ouvrage ne se présente pas comme un essai à la démarche discursive. L’écriture se veut aphoristique, une suite d’élancements, une succession d’intuitions. Nous sommes à mille lieues de l’esprit de système ou de « géométrie ». Ici c’est « la finesse » aurait dit Pascal qui conduit la quête de Simone Weil. On y découvre également un goût pour le paradoxe et les propos déconcertants. Par exemple : « La misère, la détresse (…), la cruauté, les tortures, la mort violente, la contrainte, la terreur, les maladies – tout cela, c’est l’amour divin » (p.77), ou encore « La mort est ce qui a été donné de plus précieux à l’homme » (p.145). Pourquoi de tels paradoxes ? Parce que la vérité est elle-même paradoxale et qu’il existe chez Simone Weil une ontologie de la contradiction. « Les contradictions auxquelles l’esprit se heurte, seules réalités, critérium du réel » écrit-elle (p.161). D’où une méthodologie déroutante de la réflexion qui pousse à une perpétuelle remise en question. « Méthode d’investigation : dès qu’on a pensé quelque chose, chercher en quel sens le contraire est vrai » (p.166).

Comme tous les mystiques, le but ultime de sa démarche est d’approcher l’absolu, « voir Dieu face à face », « toucher l’impossible », reporter son attention « sur l’inconcevable » ou encore viser « ce que l’intelligence n’appréhende pas ». Cette expérience du transcendant ne va pas sans douleur. C’est une lumière qui aveugle et qui blesse comme au sortir de la caverne de Platon. Ses biographes rapportent que Simone Weil aurait connu plusieurs expériences mystiques qu’elle a, elle-même, décrites (Attente de Dieu, 1966). On peut alors lire La pesanteur et la grâce comme une sorte de manuel aux fins d’accéder au plus près de ce principe divin. Il s’agit de « gammes », écrit-elle, ou encore du « dressage de l’animal en soi », bref de réduire toutes les forces « déifuges » en nous-mêmes ou encore ce qui nous dépossède. Il convient de discipliner son attention pour qu’elle devienne une prière, de pratiquer le « détachement » à l’égard des biens matériels ou le « renoncement », de combattre le désir qui s’égare et le réorienter, ou encore de « détruire le Je ». Si nous étions adeptes de Nietzsche, nous dirions qu’il s’agit là, comme chez tous les mystiques, d’un refus de la vie, d’une haine du corps et de soi.

Mais, tout cela ne serait rien sans « l’humilité » qu’elle présente comme une vertu cardinale. « A chaque pensée d’orgueil involontaire qu’on surprend en soi, tourner quelques instants le plein regard de l’attention sur le souvenir d’une humiliation de la vie passée, et choisir la plus amère, la plus intolérable possible » (p.192). Rien ne vaut pour cultiver l’humilité que l’expérience de la souffrance et du malheur. Descendre au plus bas de soi pour accueillir la lumière. « La misère humaine contient le secret de la sagesse divine, et non pas le plaisir. Toute recherche d’un plaisir est recherche d’un paradis artificiel, d’une ivresse, d’un accroissement. Seule la contemplation de nos limites et de notre misère nous met un plan au-dessus. Qui s’abaisse sera élevé » (p.154). L’expérience de la rencontre absolue étant faite d’élévation et de descente, de « ce qui est haut » en nous avec la « grâce ».

Il y aurait encore tellement à dire sur cette œuvre dense et fouillée, des éléments qui nous ont enchantés et d’autres déroutés. La présence d’une grande culture (philosophie grecque, littérature classique, pensée hindoue…), une réflexion sur les « metaxu », les intermédiaires entre le terrestre et le céleste au sens platonicien, l’accent mis sur le mystère chrétien de l’Incarnation, l’attention à la question d’autrui et de sa souffrance, la beauté du monde, mais aussi de quoi être perplexe, des paroles d’une extrême sévérité sur Israël.

On terminera par cette note métaphorique sur l’écriture : « On écrit comme on accouche ; on ne peut pas s’empêcher de faire l’effort suprême. Je n’ai pas à craindre de faire l’effort suprême. A condition seulement de ne pas me mentir » (p.185).

 

Charles Duttine

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A propos de l'écrivain

Simone Weil

 

Simone Adolphine Weil est une philosophe, humaniste, écrivain et militante politique française, sœur cadette du mathématicien André Weil, née à Paris le 3 février 1909 et morte à Ashford (Angleterre) le 24 août 1943.

Personnalité complexe, elle est la seule philosophe à avoir vécu dans sa chair « la condition ouvrière », juive elle adhère à l'anarcho-syndicalisme et se convertit à l'amour du Christ. À bout de forces, refusant de se nourrir, elle meurt dans un sanatorium anglais en août 1943.

Bien qu'elle n'ait jamais adhéré explicitement par le baptême au catholicisme malgré une profonde vie spirituelleNote 1, elle est reconnue et se considérait comme une mystique chrétienne. Elle est également une brillante helléniste, commentatrice de Platon et des grands textes littéraires, philosophiques et religieux grecs, mais aussi des écritures sacrées hindoues. Ses écrits, où la raison se mêle aux intuitions religieuses et aux éléments scientifiques et politiques, malgré leur caractère apparemment disparate, forment un tout d'une grande unité et cohérent. Le fil directeur de cette pensée, que caractérise un constant approfondissement, sans changement de direction ni reniement, est à chercher dans son amour impérieux de la vérité, philosophiquement reconnue comme une et universelle5, et qu'elle a définie comme le besoin de l'âme humaine le plus sacré.

 

A propos du rédacteur

Charles Duttine

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Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie, après avoir étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié deux recueils de nouvelles, Folklore, Au Regard des Bêtes et un récit romanesque Henri Beyle et son curieux tourment.

Son dernier ouvrage (deux novellas) L’ivresse de l’eau suivi par De l’art d’être un souillon vient de paraître aux Editions Douro. Il publie régulièrement dans de nombreuses revues littéraires.