La nuit tombée, Antoine Choplin
La nuit tombée, La Fosse aux Ours 2012, 122 pages, 16 €
Ecrivain(s): Antoine Choplin
Une petite musique, celle de l’après, après la catastrophe, quand le désespoir est assimilé, qu’on l’a inclus dans le quotidien des jours, comme allant de soi.
Il y a ceux qui ne veulent pas partir en dépit du danger, qu’on arrache – littéralement – à leur maison dont ils emportent la clé à la fois comme gage de retour et comme le génie de la lampe, capable rien qu’en la regardant de faire surgir pour eux tout le passé, tout l’avant…
Il y a ceux qui reviennent – ou qui viennent – piller.
Il y a ceux, hors zone contaminée, le border line, le no man’s land.
Il y a ceux qui reviennent comme Gouri, chercher trace de leur passé : une porte, la porte de la chambre de sa fille Xsenia – elle aussi malade, elle aussi touchée –, sur laquelle sont gravés les marques de sa taille, des dessins, des poèmes composés avec son père :
« Il y a pas mal d’inscriptions dessus, dit Gouri. Des choses que nous avions écrites ou dessinées, Ksenia et moi. Un peu de poésie, des mots comme ça.
Un temps.
Il y a aussi les marques de sa taille, pour chaque anniversaire de son enfance » (p.43-44).
« Gouri éclaire une autre partie de la porte.
Un arbre, dit Kouzma. C’est drôlement bien dessiné.
Elle est douée pour ça aussi, dit Gouri.
C’est pour ça que tu veux emmener la porte ?
Ça, et aussi d’autres raisons » (p.104).
Et puis, il y a ceux qui restent, qui essaient de faire la continuité, comme si rien ne s’était passé et qui sont attachés. Qui n’ont nulle part ailleurs où aller, ou qui ne le souhaitent pas, pas vraiment, comme Kouzma :
« Ça va te paraître étrange peut-être, mais cette zone, même avec sa poisse qui s’est fichue partout et qu’en finit pas de te coller à la peau, eh ben c’est un endroit que j’aime bien. Je m’y sens pas si mal. Sûr que c’est autre chose que le monde normal. Disons que c’est pas la même pourriture. Mais, à choisir, je crois que je préfère la pourriture d’ici. Elle est peut-être aussi vicelarde que l’autre mais, comment dire, avec elle tu valdingues quand même pas autant dans le caniveau » (p.88).
Et il y a, immobile, à l’écoute, aux aguets, le grand trou noir de la zone contaminée, il y a cette mort qui n’en finit pas de faire des victimes, la ville fantôme, Pripiat, qui dort d’un sommeil… de plomb.
Il y a ces forêts magnifiques qui au soir s’électrisent, et ressemblent aux arbres enguirlandés d’un Noël maléfique.
Il y a la frontière ténue, irrationnelle, entre la peur et la réassurance, quand la protection du mouchoir sur le nez ne semble plus requise :
« C’est mauvais, ici. Ce bois-là. Très mauvais. Tiens, accroche ça.
Il tend à Gouri un grand mouchoir. Gouri le noue derrière sa nuque, protégeant ainsi la bouche et le nez.
Kouzma fait de même.
Après le bois, on pourra l’enlever, dit encore Kouzma » (p.91).
Et il y a ceux qui meurent à petit feu, comme Iakov, l’ami de Gouri, qui n’a pas eu la chance d’en réchapper comme lui, et qui tombe en lambeaux… et cet amour simple et puissant, un amour tout court, qu’il partage avec sa femme, Vera :
« Avant de partir, poursuit Iakov, j’aimerais pouvoir dire un mot ou deux à Vera.
Un mot ou deux ?
Oui, tu vois, je voudrais lui dire, je sais pas moi, combien elle a compté pour moi dans cette vie d’ici-bas, et combien elle a été bonne pour moi toutes ces années et comme elle a fait de moi quelqu’un de meilleur que si je ne l’avais pas connue. J’ai envie de la remercier pour ça. Et aussi d’autres choses. J’ai plusieurs fois essayé de le faire comme ça, avec la parole. Mais je sais pas pourquoi, ça veut pas venir. Alors je me suis dit, tiens, peut-être que Gouri, il pourrait m’aider à écrire ça comme il faut »(p.48-49).
Et Gouri, écrivain public de la catastrophe, écrit. A chaque jour son poème, pour ne pas oublier, un poème comme un caillou, une pierre sur le chemin, pour la mémoire. Comme celle, lancée par le jeune Piotr, un instant lâché par ses fantômes :
« Au revoir Piotr, dit enfin Gouri.
Piotr ne répond rien. Il se penche vers le sol et ramasse un caillou. Il regarde à nouveau Gouri.
Puis il arme son bras.
Au dernier moment, il fait pivoter son buste et jette le caillou en direction des arbres avec toute la force dont il est capable.
Lui et Gouri en suivent la trajectoire des yeux aussi longtemps que possible » (p.122).
Le mal, comme un chien qu’on renvoie, qu’on chasse… Comment survivre, après ? Se réfugier dans la folie, le déni, comme le fait Piotr ? Accepter son destin, se résigner, comme Iakov et Vera ? Semer la survivance, comme les poèmes de Gouri, comme pour émailler le souvenir ? Comment vivre, en survivant ?
Anne Morin
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