La nuit des choses, Marie-Hélène Gauthier (par Jean-François Mézil)
La nuit des choses, Marie-Hélène Gauthier, Éditions des Instants, octobre 2021, 207 pages, 16 €
Ce roman s’apparente au théâtre d’ombres. Il met en scène deux personnages : une femme et un homme. C’est la femme qui tient le rôle principal ; l’homme, lui, est absent – comme effacé ; il est celui qui s’est mis à l’écart, qui a rompu un équilibre, qui a trahi. Et, paradoxalement, cet homme absent, dont on sait qu’il est écrivain, bénéficie d’une « présence amplifiée, plus sonore », si bien qu’on peut parler de monologue à deux, où la femme atténue « le poids de cette absence ».
Elle ? On l’imagine assise sur les marches d’un escalier, se demandant ce qu’il faut faire : continuer de monter ou redescendre ? Elle est là devant nous, on attend, elle va se mettre en mouvement – les pages, les chapitres vont l’aider : ce livre est fait pour ça, est fait pour elle.
Patiemment distillé, le texte se construit par « touches blanches » successives. Dans une lente et douloureuse progression, où la rumination des phrases alanguit le flux des mots, le récit s’enroule sur lui-même et parcourt une inlassable spirale, aux franges de l’amour. C’est donc un roman de chemin de corniche, de perte de racines et d’ancrage, d’enfouissement du passé. Un roman qui met à fleur, de lourds et longs regrets, les égrène en un chapelet, et psalmodie une souffrance, une morsure – celle d’une âme effilochée, « évanouie de l’intérieur ». Souvent au bord des larmes. Mais au bord également d’une possible joie, pour peu que sourie « cette chance de vie qu’elle avait encore ».
C’est aussi, c’est d’abord, un roman sur le vide. Un vide qui s’étoffe, et se creuse, et se perd dans une sonnerie lointaine – avec personne au bout du fil si l’on décroche : « Aujourd’hui, alors qu’elle n’avait pas réussi à réprimer l’envie de téléphoner chez lui, et avait pris le risque d’entendre la sonnerie indéfiniment retentir dans une maison vide, vide de lui, vide de lui pour elle, elle errait mentalement à sa suite, se demandant où il pouvait se trouver à cette heure matinale ».
Le choix des mots et des images, manipulés avec des « soins de dentellière », conforte et orne l’écriture. Il y fleure un parfum proustien qui berce et nourrit la lecture.
Mais derrière « des mots peut-être trop jolis, trop fignolés », derrière « une narration entamée hors de la page », l’écriture n’est que prétexte : elle sert de niche à la souffrance, à la colère ; à l’errance de la pensée qui, tout à la fois, se disperse et s’entrelace, et se compacte en une boule. Elle ravive la plaie en voulant la recoudre, elle la rehausse, elle l’enchérit, et fait remonter jusqu’à nous des miettes de présence – l’empreinte caustique des jours passés, des jours défaits, et avec eux une marée de souvenirs éparpillés. Des reflux de mémoire ainsi que leurs ressacs font déferler devant nos yeux un pêle-mêle : bribes de conversations, d’appels téléphoniques, de lieux de rencontre (parkings, galeries, jardins, brocantes, gares, terrasses de café et chambres d’hôtel). Nous sommes submergés de parcelles de silences, de sonneries de téléphone, tandis que d’autres vagues déposent à nos pieds des piles de livres, un fauteuil de velours vert, un pull de cachemire, plusieurs bibelots, deux verres de chardonnay, deux tasses de café. Toute une asphyxie de détails, au moyen desquels se reconstruit pour nous, devant nous, face à nous, l’itinéraire d’un amour en perdition.
Il faut donc se laisser rouler par ce livre, page après page – comme, sur une plage, on se laisse rouler par des lames de fond ; il faut s’abandonner au rythme incurvé de la phrase dans ce roman tout imprégné d’une détresse, d’une obscure et tenace noyade. D’un veuvage avec un vivant. D’une agonie en gestation, mais où l’envie de vivre, ainsi qu’un atout qu’on garde sous la manche, refuse longtemps de plier le genou.
Le roman d’une tendre et cuisante amertume. D’une complicité restée sur le qui-vive, en bordure de cœur. D’une complicité mort-née, inatteignable, avec cet homme esclave de sa propre écriture, empêtré, entravé dans son rôle d’écrivain au point d’être inhabile à saisir le réel, le vivant, le présent, le charnel.
L’inexorable chute d’un amour échoué. D’une éclisse d’espoir plantée comme une écharde. La plainte assourdie d’un échec redouté, d’une confiance abîmée qui infuse et se rompt de chapitre en chapitre, jusqu’à l’irréparable fin.
Jean-François Mézil
Marie-Hélène Gauthier, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses, agrégée de philosophie, maître de conférences en philosophie antique et en esthétique littéraire, a, entre autres, écrit : La poéthique, Paul Gadenne, Henri Thomas, Georges Perros (Éd. Du Sandre, 2011) (source Éditions des Instants).
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