La mer ne baigne pas Naples, Anna Maria Ortese (par Philippe Leuckx)
La mer ne baigne pas Naples, juin 2020, trad. italien, Louis Bonalumi, 208 pages, 18 €
Ecrivain(s): Anna-Maria Ortese Edition: GallimardSur la Naples d’après-guerre, du tout début des années cinquante, le livre d’Ortese (1915-1998) n’est pas seulement un témoignage insigne, juste, équilibré, incisif et puissant, mais aussi et surtout une leçon de littérature sans moralisme mais livre tenu par le ton d’une intense morale, non défaitiste mais ouverte, non pessimiste mais qui engage le lecteur à voir plus loin, à analyser en connaissance de cause et sans a priori la lourde réalité laissée, tombée de la guerre.
Voyageuse hors pair des terres italiennes (elle a eu, avant de se poser pour les dernières années sur la côte ligure, à Rapallo, des résidences un peu partout), Ortese scrute la réalité sous toutes ses facettes. Ici, connaissant le matériau napolitain – l’extrême pauvreté de certains quartiers, les tentatives par la culture et l’écriture de sauver la ville de ses chaos, la connaissance journalistique et littéraire des jeunes écrivains, nés dans les années 20, illustrant, selon elle, la mutation d’une ville.
Total chef-d’œuvre (j’ai horreur d’utiliser ce vocable à tout propos) : La mer ne baigne pas Naples, d’Anna Maria Ortese, dont j’avais lu quelques livres, est un hallucinant portrait d’une Naples déchue (période néo-réaliste), 1953.
Deux textes inédits (l’incipit et la clôture) encadrent les nouvelles/récits parus en 1953 : cinq longues explorations/déambulations d’une ville étonnante, riche, et même de sa misère.
On entre avec Ortese dans l’intime souffrance et délaissement des familles : les fameux « bassi » sans lumière voient l’éclosion d’une nouvelle qui porte sur des lunettes bien coûteuses pour une pauvre famille. L’adolescente n’y voyait goutte, et alors, selon la doxa locale, à quoi bon des lunettes pour une enfant qui n’aura jamais à lire. La cruauté est dépiautée par la nouvelliste.
Les « intérieurs familiaux » accèdent à la haute littérature : la misère s’y donne libre cours et Ortese entend, en 1953, rectifier un peu le tir d’un néo-réalisme littéraire et cinématographique qui vire doucement et sûrement au rose, alors que Ladri di biciclette, La bella estate, Umberto D, donnaient un relief saisissant à cette Italie d’après-guerre déchue, pitoyable, à sauver.
Sans doute, seul un regard de femme, comme Morante l’aura bien plus tard pour hisser La Storia à la tragédie, peut aisément voir dans l’infime nuance d’une réalité les ferments et les poisons d’une société.
La beauté du livre est d’équilibrer par de justes portraits d’écrivains en quête de changement, tels Domenico Rea, Luigi Compagnone, Pasquale Prunas, ou encore Gaedkens, Pratolini, cette Naples qui se cherche, s’éprouve, se trouve, s’égare. Un grand écrivain comme Ortese dresse des blasons étonnants, hyperréalistes de ces pairs d’écriture. On n’oubliera guère ces déambulations vers les résidences parfois sommaires de ces compagnons de quête. Anna Maria, en journaliste sérieuse, cherche à se donner les meilleures informations et sources sur la « génération littéraire montante ».
Le sommet du livre reste cette quatrième et apocalyptique nouvelle.
La Ville involontaire incise la description admirable et bouleversante d’une population reléguée aux achélèmes Granili III et IV (l’équivalent napolitain de Corviale romano, ancêtre du bateau à drogues Scampia de Saviano dans Gomorra, 2007). Les gens y ont vieilli avant l’âge dans l’obscurité nauséabonde de couloirs interminables, entre poux, syphilis, tuberculose, crétinisme, misère absolue. Les parents s’y accouplent devant leurs enfants. Ortese y est magistrale : qui, à part elle, a analysé en 28 pages la tragédie d’être pour un misérable ? Personne, même pas Zola dans ses meilleures pages, ni Dostoïevski. Ah ! si ! une femme : Morante dans La Storia. Inoubliable.
C’est dire l’intérêt exceptionnel d’un livre qui devait bien sûr être réédité, ne fût-ce que pour faire accéder les jeunes lecteurs à un livre-prodige des lettres italiennes. Chose faite.
Philippe Leuckx
Anna Maria Ortese (1915-1998) est l’auteur italien d’articles, de voyages, de nouvelles, de récits, de romans. Citons : L’Iguane ; La Douleur du chardonneret ; Le Chapeau à plumes.
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