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La Grande Maison, Mohammed Dib (par Léon-Marc Levy)

25.04.24 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Maghreb, Roman, Points

Edition: Points

La Grande Maison, Mohammed Dib (par Léon-Marc Levy)

En Algérie, Omar, le petit héros de ce roman-culte, est un peu le Gavroche tlemcénien. Bouillant de vie, grand cœur, hardi, insolent quand il veut, il est le titi de la Rue Basse, de la Rue Lamoricière et du Bélik. Figure hugolienne à plus d’un titre, Omar s’inscrit dans un cadre où sourd, lente mais inéluctable, une révolution, celle qui mènera l’Algérie à sa naissance. Nous sommes en 1952 et Mohammed Dib distille dans les interlignes des cavalcades d’Omar dans les rues et ruelles, les signes du réveil des consciences, des embryons d’organisation, de la montée de l’espoir d’un peuple tenu alors sous la férule colonialiste depuis 120 ans.

Tlemcen la belle, Tlemcen la rebelle, offre un décor parfait à l’histoire du garçon pêchant çà et là les bruits de la maison, les bruits de la rue, de la ville, du pays qui se lève. La puissance de Mohammed Dib est dans sa retenue. Jamais le roman ne tend vers le manifeste, il suggère, pointe, sécrète. Omar est son oreille, parfois sa voix mais toujours dans le murmure d’un pays qui gronde. L’infâmie coloniale s’insinue dans les lignes, entre les lignes comme elle tentait de s’insinuer dans les têtes à travers le discours des écoles « républicaines » et de leurs maîtres.

[…] il feuilleta un gros cahier. Il proclama :

– La Patrie.

L’indifférence accueillit cette nouvelle. On ne comprit pas. Le mot, campé en l’air, se balançait.

– Qui d’entre vous sait ce que veut dire : Patrie ?…

Les élèves cherchèrent autour d’eux, leurs regards se promenèrent entre les tables, sur les murs, à travers les fenêtres, au plafond, sur la figure du maître ; il apparut avec évidence qu’elle n’était pas là. Patrie n’était pas dans la classe.

 

L’extrême pauvreté et la faim occupent une large part du roman. La vie d’Omar et de tous les habitants de Dar Sbitar est une quête permanente de subsistance, une lutte de chaque jour pour la survie. Mais on partage, tout, est c’est là un apprentissage d’une valeur qui unit et unira plus encore le petit peuple qui deviendra bientôt armée de libération. Le pain n’est pas seulement le pain, il est aussi – comme dans la parabole christique – vie et justice pour les hommes.

 

La terrine aurait pu tenir dans le creux des mains. Et ils étaient six. Nom de Dieu ! si seulement ils avaient du pain ! Ils auraient alors avalé une grande bouchée de pain avec une petite cuillerée de riz.

 

Si la pauvreté est le fruit commun de la colonisation, l’humiliation ne l’est pas moins. Mépris, autoritarisme fondé sur la couleur de peau ou le faciès, violence des forces de police ou des milices coloniales, le petit Omar regarde ce tableau des siens vivant sous la botte, apprend l’injustice, sent la colère peu à peu s’installer en lui.

 

Dar-Sbitar vivait à l’aveuglette, d’une vie fouettée par la rage et la peur. Chaque parole n’y était qu’insulte, appel ou aveu ; les bouleversements y étaient supportés dans l’humiliation, les pierres vivaient plus que les cœurs.

 

La Grande Maison est le roman d’une initiation : à la conscience d’être, au refus de ne pas être, à la révolte, salvatrice, élémentaire, inévitable, contre l’immonde et l’insupportable. Mohammed Dib distille le chemin pas à pas, dans la clarté lentement découverte par l’esprit du jeune Omar pour qui l’évidence s’impose, imparable, portée à l’incandescence par sa naïveté d’enfant.

 

Ses idées se bousculaient, confuses, nouvelles, avant de se perdre en grand désordre. Et personne ne se révolte. Pourquoi ? C’est incompréhensible. Quoi de plus simple pourtant ! Les grandes personnes ne comprennent-elles rien ? Pourtant c’est simple ! simple !

C’est simple.

 

La Grande Maison annonce la grande littérature algérienne de langue française, celle – entre autres – de Mouloud Feraoun, de Mouloud Mammeri, de Kateb Yacine, d’Assia Djebar, de Boualem Sansal, de Tahar Djaout ; de Kamel Daoud.

En langue française peut-on se demander ? Oui, sans détour, la langue française, avec fierté, comme le lançait Kateb Yacine : le français est notre butin de guerre !

 

Léon-Marc Levy



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