La Fabrication du Réel, Caroline Hoctan (par Philippe Chauché)
La Fabrication du Réel, Caroline Hoctan, Tinbad Roman, mars 2025, Préface Serge Lehman, 266 pages, 23 €
Edition: Tinbad
« Car ce que La Fabrication du Réel propose avant tout, c’est, comme son titre l’indique, une expérience métaphysique, une plongée dans l’infrastructure du sujet du monde.
Pas une autofiction, mais une ontofiction » (Serge Lehman, Préface).
« Tout en écoutant le ressac de l’océan résonner dans la maison, je fixais la malle de mon père. Je pris alors conscience que si je ne savais rien, ou si peu, de mes origines, et de ce qui fondait cette identité que je portais, je ne savais pas plus qui j’étais moi-même, ni vers quoi j’allais ou n’allais pas » (La Fabrication du Réel).
Un roman est parfois une aventure, née de son style, de ses intrigues, des situations qu’il fait se percuter, et des personnages qui le hantent. Un roman peut être un révélateur, du monde qu’il montre, et de l’écriture qui le porte ; parfois les écrivains ressemblent aux montreurs d’ours des vallées pyrénéennes, le roman tenu à bonne distance pour ne mettre personne en danger, tout en dévoilant ce qui mérite d’être montré : la sauvagerie, les rêves et les légendes. Parfois l’imaginaire irrigue un roman, avec toute l’attention que portent les riziculteurs à leurs tendres pousses. La Fabrication du Réel est tout cela à fois. Le roman de la recherche aventureuse des traces d’un père aux multiples identités, d’un temps perdu depuis la disparition du père et d’un temps retrouvé par le narrateur qui y risque sa vie, son corps, sa mémoire et son livre à venir. L’écrivain narrateur hanté par un nouveau roman à écrire, à recoudre, hérite d’une malle militaire, qui abrite des documents, des pièces à conviction – le roman est la pièce à conviction de l’existence de l’auteur –, sensés dévoiler quelques pans des intrigues paternelles. Ce livre rare, d’une rare intensité, fabrique du réel, comme en fabriquait son père, lorsqu’il était en service commandé. Mais le passé, s’il ressurgit, est accompagné de quelques fantômes qui eux aussi recherchent les pièces d’un puzzle qu’ils veulent reconstituer, des traces qui ne doivent pas tomber entre toutes les mains, et notamment dans celles du narrateur, d’où quelques menaces, cambriolages, écoutes et filature ; les légendes n’ont pas la mémoire courte. L’intrigue romanesque fait également surgir un autre homme, aux identités multiples, qui a chuté, l’homme écrivain qui tombe : Melmoth, qui est aussi Dashiell Hedayat, Paul Smail, Eve Saint-Roch, Jack-Alain Léger et Daniel Théron, dont le narrateur se voit confier la biographie, alors qu’il dessine page à page celle du père invisible. Ce roman joue et se joue aussi des pays et des territoires qui retrouvent par le miracle de l’art du roman leurs noms perdus ou oubliés, là aussi les identités multiples se croisent et se révèlent.
« Mais il est vrai que la littérature demandait davantage que simplement “écrire”, exigeait bien plus que l’écriture elle-même, toujours plus que le fatueux désir d’écrire, ou que la prétention assurée de pouvoir le faire, puisqu’elle réclamait la vie elle-même, la vie pleine et entière, toute la vie : mort comprise ».
Caroline Hoctan prend un grand plaisir à bâtir son roman – que nous partageons avec bonheur –, à jouer avec les codes du roman espionnant et espionné, qu’elle prend très au sérieux, tant elle maîtrise l’art de l’intrigue, sans se départir de son regard sur le roman. Son art romanesque est imbibé des pensées d’un philosophe du monde et de sa représentation, ce roman en fourmille d’exemples. Caroline Hoctan a du style, comme on le dirait d’un compositeur qui varie les mélodies, les croise, ne craint ni les tensions, ni les éclats d’accords, sans jamais se laisser duper par ce qu’il écrit, si les notes n’effacent pas les douleurs du monde, elles permettent d’y glisser quelque mélancolie. La Fabrication du Réel est enfin profondément nourrie d’énergie vitale, la même qui irrigue le narrateur écrivain, le je qui met tout en musique, sans que l’on sache s’il cache l’auteur, son double ou sa doublure neutre. La Fabrication du Réel s’appuie enfin sur la révélation du réel, du visible, face à l’invisible, en hommage à La Lettre volée d’Edgar Poe. On est ébloui par la subtile construction romanesque mise en œuvre par Caroline Hoctan, et l’originalité qu’elle déploie pour résoudre cette énigme, et prouver ainsi toute la richesse de l’art du roman, où le réel se frotte à la fiction, et la fiction à la réalité, comme deux silex qui produisent des étincelles.
Philippe Chauché
On doit également à Caroline Hoctan deux autres romans : Le Dernier Degré de l’attachement (Denoël), et Dans l’existence de cette vie-là (Fayard).
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