La dernière porte avant la nuit, António Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)
La dernière porte avant la nuit (A Última Porta Antes da Noite), António Lobo Antunes, Ed. Christian Bourgois, avril 2022, trad. portugais Dominique Nédellec, 462 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Christian BourgoisSi l’on veut chercher une scansion apparente dès les premières pages de ce roman, on en sera pour ses frais. Lobo Antunes compose une symphonie noire et baroque par couches successives, le rythme du récit, ses respirations, ses envolées, s’élaborent par l’acte de lecture lui-même, qui vient co-signer cette œuvre, en lui donnant une structure qui, de n’être pas apparente d’emblée, n’en est que plus puissante, plus époustouflante. Pas un point – pas un seul – ne viendra troubler le jeu de reconstruction du labyrinthe littéraire que nous offre Lobo Antunes, mais un échange permanent d’échos sonores qui rebondissent de chapitre en chapitre, de paragraphe en paragraphe, captant en phrases itératives la scène centrale du roman, le meurtre de « l’homme ». Ne faites pas de mal à ma fille / Ne faites pas de mal à ma fille / … comme le chant de mort de la victime, basse continue qui obsède les quatre assassins, occupe le fond de leur tête et entrecoupe le flux de leurs pensées. L’autre thrène obsessionnel, sans corps il n’y a pas de crime / sans corps il n’y a pas de crime / … est le pendant de la dualité culpabilité-crainte du châtiment, hommage à Dostoïevski dont l’ombre couvre les pages de ce livre, tout au long de l’arc narratif, du crime au châtiment.
Les acteurs du crime sont hantés par chaque moment du drame, chaque objet, chaque mot. Le poids de la culpabilité les assomme, les étreint, porté par des bribes de phrases échangées qui reviennent comme un glas.
Tandis qu’une fillette me fixait, en silence, immobile, adossée à un pilier, je me souviens encore de sa robe, je me souviens encore de ses chaussures, je me souviens encore de son expression vide à laquelle manquait la bouche, je me souviens de n’avoir rien ressenti, d’avoir demandé aux autres
– On la tue aussi ?
C’est-à-dire d’avoir pensé
– On la tue aussi ?
Et pensé encore une fois
– On la tue aussi ?
Avant de leur demander
– On la tue aussi ?
Et de sentir de manière inattendue des larmes à l’intérieur des yeux, pas dehors, pourquoi diable les larmes à l’intérieur des yeux, j’ai demandé parce que furieux contre moi, parce que furieux contre elle
– On la tue aussi ?
Les seuls points qui ponctuent ce roman sont à la fin de chaque chapitre, à la fin donc du flux de conscience de l’un des acteurs (Lobo Antunes a déjà emprunté ce procédé dans L’ordre naturel des choses, 1992 ou encore N’entre pas si vite dans cette nuit noire, 2000) Car chaque chapitre est consacré à l’un des acteurs du drame, les cinq tueurs. Le collecteur du billard. Le second collecteur. L’herboriste. Le frère du patron. Le patron. La narration de développe ainsi en arbre : au tronc, l’assassinat, dont partent des branches, les acteurs qui parlent peu du crime – il est en fond d’écran permanent – mais d’eux-mêmes, dans un flux de conscience autobiographique qui balaye l’enfance, les parents, les souffrances, la vie intime. Lobo Antunes s’intéresse bien plus aux hommes qu’au roman noir que cet ouvrage pourrait être si on s’en tenait à l’événement qui en tient la trame.
La virtuosité de Lobo Antunes touche ici au vertige. Les flux en boucle des différents narrateurs se croisent et se recroisent, s’interpénètrent, se nourrissent l’un l’autre. Si la lecture de ce roman requiert une grande attention, ce n’est pas en raison de sa difficulté mais de la nécessité de reconstituer – presque inconsciemment – le fil du récit, qui se complète peu à peu, phase par phase, phrase par phrase, comme un puzzle psychique. L’auteur s’adresse plus à l’inconscient qu’à l’intelligence du lecteur. Il faut faire confiance et se laisser aller à l’assaut de ce roman sans chercher à tout prix à comprendre, c’est la seule façon de comprendre.
Se couler dans la prose sublime de Lobo Antunes, s’y engloutir avec le sentiment parfois de l’évasion, parfois de l’étouffement, du souvenir au meurtre, du souvenir du meurtre.
Regarde tes hanches, regarde ton ventre, regarde ton alliance dont je me demande bien comment tu arrives encore à la passer à ton doigt, tout ensevelie sous la peau, ma bourgeoise me faisant des chatouilles dans le cou avec la respiration des mots et quelle respiration n’est pas répugnante au bout de vingt ans et quelques quand même l’haleine s’est refroidie entre nous et que la mousse de la haine commence à pousser entre les pierres des jours
(je suis capable de phrases de ce genre)
si bien que moi me grattant d’abord et l’écartant du coude ensuite, moi de plus en plus enfoncé dans le journal parce que ces verres correcteurs ne s’intéressent plus aux choses autour de moi ou alors c’est le monde qui est devenu flou tout seul, les arbres, les gens, l’entrepôt où je suis maintenant, assis sur un escabeau tandis que l’homme, tout tordu, attend là-bas dans un coin du mur et que les gars des recouvrements empilent les bidons d’acide, achetés dans des magasins différents, à côté du baril qu’on a apporté, pendant que dans ma tête s’il n’y a pas de corps il n’y a pas de crime, s’il n’y a pas de corps il n’y a pas de crime, s’il n’y a pas de corps il n’y a pas de crime et que ma bourgeoise s’affaire dans la cuisine, si loin d’ici, commence à préparer le dîner […]
Jamais vous n’aurez lu semblable « polar », dont l’intrigue compte si peu au plan narratif et qui pourtant est l’objet central de la narration, car c’est de lui que partent les branches de l’étoile polymorphe qui raconte les hommes pris dans la toile de cette intrigue, empêtrés dans leur geste irrémédiable, dans leurs souvenirs douloureux, dans l’implacable destin qui les guette.
Léon-Marc Levy
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