La Constellation du Chien, Peter Heller (par Léon-Marc Levy)
Edition: Babel (Actes Sud)
Après la fin de toute chose. Il est étonnant que cette expression, toujours reprise dans la littérature dystopique, ne soit pas pointée comme un parfait paradoxe. La matière du roman même est la négation absolue de la Fin de toute chose, plus encore quand, sous la plume impeccable de Peter Heller, elle est pétrie d’humour et d’optimisme. C’est la fin assurément de toute chose connue – situation qui génère, au long des dystopies et en particulier de celle-ci, une nostalgie pénétrante, lancinante. Tout ce qui est perdu revient en assauts répétés et douloureux : les personnes aimées, les moments heureux, un ordre du monde plutôt harmonieux – au moins pour ceux qui avaient la chance de vivre dans des contrées favorisées – et même des objets, des livres, des médicaments, des véhicules.
Comme un dinosaure qui aurait survécu à la grande disparition, La Bête est là et miraculeusement fonctionne encore. Elle ronfle, gronde… et vole. C’est un vieil avion, un « Cessna 182 de 1956 », et Hig, le héros et narrateur du roman, parcourt à ses commandes le petit territoire qu’il a colonisé avec son acolyte Bruce Bangley, vieux bonhomme acariâtre.
Tous deux ont organisé quelque chose qui ressemble à une vie, mais qui n’est en réalité qu’une survie contre le désert, la solitude, la menace permanente d’autres survivants qui voudraient bien les maigres trésors des deux hommes. Avec leur ingéniosité commune, la gâchette hors du commun de Bangley, les « yeux » de Hig dans ses patrouilles du territoire, bien malins ceux qui pourraient les arracher à leur bout de terre.
Et puis tant qu’il y a de la vie, même si c’est survie… Comme cette allégorie naturelle repérée par Hig du haut de son ciel :
« Au-dessus des genévriers, des taillis de chênes et ensuite de la forêt noire. Enfin brune. Tuée par les coléoptères, achevée par la sécheresse. Beaucoup d’arbres morts s’y dressent à présent et se balancent comme mille squelettes, soupirant comme mille fantômes, mais pas tous. Il y a des parcelles d’arbres verts, et je suis leur plus grand fan. Je les encourage depuis la plaine. Allez allez allez poussez poussez poussez ! C’est notre chant de résistance. Je le hurle par la vitre quand je les survole à basse altitude. Ces parcelles verdoyantes s’étendent d’année en année. La vie est tenace si on lui montre ne serait-ce qu’un peu de soutien ».
« La vie est tenace » mais à quel prix ? La morale humaine reste-t-elle la même dans un monde ravagé, où rien n’a plus de sens que tenir ? Bangley se pose en limite de la frontière de ce qui reste du bien et du mal. Il tue d’abord, il essaie de comprendre après. Parfois même une fillette. « Mais pourquoi, putain ? / Elle t’aurait rattrapé ». Peter Heller dépose en Bangley toute aptitude à survivre. Et, en Hig, il dépose ce qui perdure de morale, de bonté, de pitié dans ces derniers hommes. Hig, qui va régulièrement rendre visite à une petite colonie voisine de gens atteints d’une maladie du sang consécutive à la grippe qui a anéanti la planète. Des Mormons réduits à l’état de loques, hommes, femmes et enfants. Hig les aide, leur apporte quelques aliments (de leurs chasses, de leur jardin potager). Hig les aime et ils aiment Hig. C’est de cette survie de l’amour que se construira un avenir possible. C’est d’elle aussi que vient la capacité de supporter la douleur. « L’amour est le lit de la rivière et la douleur le remplit ».
Et, l’amour, c’est aussi Jasper, le vieux chien de Hig. Son « copilote » dans la Bête, son ombre tous les jours. Jasper, bien plus qu’un chien, l’Autre, l’ami, le frère, un bout de lui-même. Jasper est tout ce que Hig a perdu, femme, enfants, parents, amis. Il est le déplacement et la condensation des regrets et des pertes, de la mélancolie et du chagrin. La dureté de Bangley empêche tout épanchement affectif et la perte de Jasper va laisser Hig seul avec la douleur.
« Puis elle s’assoit avec toi, la Douleur, passe son bras autour de tes épaules. C’est ta meilleure amie. Indéfectible. Et la nuit tu ne supportes pas d’entendre ta respiration qui n’est plus accompagnée d’une autre et sous le grand silence comme une partition, le rugissement de tout ce qui vit et de tout ce qui est anéanti. Et puis. La Douleur est allongée à côté de toi, très près. Elle ne t’embête pas, ne fait même pas entendre le son de sa respiration ».
Dans le désert humain, Peter Heller souligne l’ambivalence du sentiment amoureux. S’il brise la solitude – Jasper, Les Mormons, d’autres bientôt – il fait aussi naître toute douleur. L’immense force de Bangley est sa réticence radicale à l’empathie : ni hommes, ni animaux. Il n’aime pas, donc il souffre moins. Hig est déchiré par son amour : cette petite fille touchante qu’il ne peut pas prendre dans ses bras, ce chien mort qui le hante à jamais, les souvenirs harcelants du passé. « Est-ce que c’était ça l’enfer ? D’aimer à ce point, d’avoir un tel chagrin ? ».
Une route encore pour les hommes ? Un chemin possible ? La vie ? Toute la partie finale du roman invite à le croire.
Peter Heller élève une ode à l’humanité. A ses grandeurs, à ses bassesses, à son courage et à ses terreurs. A sa force toujours.
Léon-Marc Levy
Peter Heller, né le 13 février 1959 à New York, est un écrivain américain de récits d'aventures et de romans. Il vit actuellement à Denver.
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