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La Cartothèque, Lev Rubinstein (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 07.11.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La Cartothèque, Lev Rubinstein, Le Tripode, novembre 2018, trad. Hélène Henry, 288 pages, 22 €

La Cartothèque, Lev Rubinstein (par Didier Ayres)

 

 

J’avoue que j’ai été surpris par l’originalité de ce livre que publient les éditions du Tripode, maison que je ne connaissais pas du reste. Surpris, mais pas perdu ; étonné, mais participant comme liseur à la ligne esthétique de l’ouvrage ; déstabilisé, dans le sens où c’est la liberté d’abord qui se donne à lire ici, liberté du mouvement des vers, liberté de ton, liberté formelle, liberté de l’invention textuelle. Car si l’on en croit les dates de production des recueils, qui s’échelonnent de 1976 à 2006, l’on voit combien cette façon d’inventer, de créer du moderne (au sens de Rimbaud, c’est-à-dire « absolument »), parfois avec humour, gravité souvent mais sans emphase, conduit à ne pas tremper sa plume dans la veine lyrique ou très peu, et à nous livrer ainsi un univers typique, sans faux-semblants, entêtant et entraînant.

Et si l’on ne sait pas comment se présentent graphiquement ces poèmes, qui sont conçus comme des fiches, l’on suppose que cela autorise Lev Rubinstein à donner forme à son propos poétique, tout en gardant une certaine latitude plastique propre à une poésie d’intervention – le poète accrochait dans un certain ordre ses fiches manuscrites sur des panneaux. Reste pour nous, lecteur français de 2018, le recueil de trente ensembles d’œuvres, certes faits à partir de fiches, mais qui sont à la fois originaux pour chacune des présentations, et homogènes, comme un format-livre le présuppose.

On aura compris que ces textes sont fractionnés. Et cela nous convient beaucoup, surtout que c’est parfois vers le théâtre que s’échappe Lev Rubinstein, une composition théâtrale souple et accueillante, affranchie des contraintes impressionnistes d’un théâtre post-tchékhovien par exemple. Et si je dis que j’ai été sensible à cet aspect dramatique, je l’affirme très sincèrement car il y a quelques années j’ai rédigé une sorte de manifeste de l’écriture théâtrale, que j’ai intitulé Pour un théâtre divisionniste, où je prônais une esthétique de la coupure, de la fragmentation. Donc, il va de soi que je me suis trouvé avec ces textes dans des problématiques personnelles, en quelque sorte une adaptation idéale à cette visée théorique de mon « divisionnisme ». Voilà une première explication sur la question du fragment.

 

PLUS BAS !

Mais qui est-il ? Lui qui cherche en plein jour

Le sens dernier de la parole sans égale ?

Il n’est pas là ? Mais il va revenir ?

Ici on l’attend. Ici on pense à lui.

– Bon, au revoir, passez nous voir, n’oubliez pas.

– Merci. Au revoir.

– Je vous salue. Merci pour tout. Sans aucune rancune.

– Bon retour. Ciao !

– À bientôt. Appelle.

– Et toi aussi. À la prochaine.

– Alors, à l’été prochain ?

– Hé oui, à l’été prochain.

Maintenant, quelques mots sur la banalité – deuxième terme du titre de ma chronique. Il n’y a ici aucune poétique d’ordre emphatique, grandiose, donc si peu de lyrisme que l’on hésite jusqu’au bout à céder à l’oralité des textes. Chose qui engage en ce sens la qualité dramatique et théâtrale, car l’on s’approche mieux de la performance, laquelle est une vraie « prise de voix » à quoi nous engagent ces poèmes. Cette parole du poème circule dans le champ vaste de la vie de presque tous les jours, au milieu de petites culpabilités personnelles, de relations quotidiennes à autrui, avec surtout rien de ronflant, mais sans que l’on quitte néanmoins la métaphysique, ce qui est un tour de force. S’agit-il d’une langue proche de Ponge ? Pour ce qui me concerne, j’ai ressenti cette lecture comme l’une assez récente que j’ai faite des Cantosde Pound.

 

Une scène :

La nuit. La datcha.

Au loin le sifflement rauque des trains.

Il fait très froid.

Autre scène :

Le plein été.

En coulisses, chant des villageoises.

Autre scène :

Une table servie pour le thé.

Samovar, biscuits.

Au dos des fauteuils placés en désordre, des plaids, des châles.

Une sorte d’étourderie ambiante.

Autre scène :

Un salon modeste.

Une lumière tamisée par de lourds stores.

Une quantité de fleurs dans des vases de toutes les dimensions.

L’héroïne fait une entrée précipitée, les mains aux tempes.

Puis elle s’abat sur un fauteuil.

Sanglots.

 

Monde banal habituel mais observé de telle manière que cela devient un univers littéraire à part entière, ces éléments périphériques de toute vie étant ici conçus comme une essence, une essence des lieux communs de toute vie humaine, et parallèle à cette description, la jouissance esthétique. Oui, écriture peut-être moins difficile que la partie non ponctuée de l’Ulyssede Joyce, mais autant stimulante du point de vue intellectuel, surtout si l’on accepte de concevoir cette anthologie des textes de Rubinstein, comme allant vers la fiche bibliographique, comme si cet exercice lui aussi relevait de la banalité, d’ailleurs présente chez tout intellectuel sérieux. Par exemple des notices bibliographiques prises dans leur contexte poétique…

En reprenant mes impressions de lecteur, l’on peut, je crois, évoquer là le troisième terme où s’appuie ma démonstration, à savoir quand la poésie de Rubinstein devient celle de l’existence, existence prise ici comme terme organique, car c’est bel et bien une voix qui hante l’œuvre entière. Ces poèmes évoluent dans la tessiture physiologique de la voix du poète. Poèmes conçus pour un locuteur, un anagnoste et donc pour une présence, fût-elle celle d’un anagnoste qui prêterait sa voix intérieure au poème-langue, au poème-organe. Existence, présence, voix, organicité de ces corps de papier, où l’on reconnaît quand même des influences de la performance dont je parlais en supra(par exemple, le travail de Marina Abramovic ou de Vito Acconci). Cependant, ces textes sont d’une vraie fraîcheur – sans doute à cause de la traduction d’Hélène Henry, captant l’univers intérieur d’un être, qui incite à suivre cet être-poète dans son rêve grandi par une forme très spécifique de métaphysique. Je finirai cette chronique avec un dernier extrait de La Cartothèque, qui permettra de se confronter à cette fraîcheur, et aux hantises de 40 ans de création que retrace cette anthologie :

 

Absolument impossible.

Tout à fait impossible.

Impossible.

Peut-être un jour.

Un jour.

Plus tard.

Pas encore.

Pas maintenant.

Pas maintenant non plus.

Et pas maintenant non plus.

Peut-être bientôt.

Sans doute bientôt.

En effet, bientôt.

Peut-être plus tôt que prévu.

Très bientôt.

Là tout de suite.

À l’instant.

Attention !

Ça y est !

Voilà c’est tout.

Fini.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.