L’Homme trans, Variations sur un préfixe, Bruno Chaouat (par Gilles Banderier)
L’Homme trans, Variations sur un préfixe, mars 2019, 152 pages, 16 €
Ecrivain(s): Bruno Chaouat Edition: Léo Scheer
La quatrième de couverture de L’Homme trans nous apprend que son auteur enseigne la littérature à l’université du Minnesota. Il est de prime abord surprenant qu’un professeur de littérature s’empare de questions comme celles dont traite ce volume (le transhumanisme, les concepts de transgenre et de transparence), toutes notions à cheval sur la science, la philosophie et la sociologie, mais dont peu d’écrivains se sont jamais saisi. Non que ces trois objets manquent d’intérêt, mais les problèmes variés qu’ils soulèvent sont récents (moins de quinze ans), alors que l’apparition et la reconnaissance des grands écrivains résultent d’une alchimie lente et mystérieuse. De surcroît, hors du domaine de la science-fiction, les romanciers répugnent souvent à s’emparer des questions scientifiques (« il n’est rien de plus négligé par les humanités que la technologie et les sciences du vivant », p.18), Siri Hustvedt et Michel Houellebecq formant des exceptions. Mais, compte tenu de la vocation totalisante de la littérature, de sa capacité à former « une mathesis, un ordre, un système, un champ structuré du savoir » (Roland Barthes par lui-même, 1975, pp.122-123), il est évident qu’elle peut être appelée à éclairer les transformations en cours.
Car derrière ces transformations on ne peut plus contemporaines, on discerne l’écho nullement assourdi de très anciennes conceptions du monde, comme le gnosticisme, de vieux mythes (Prométhée) et même d’un péril contre lequel les Grecs nous avaient mis en garde : l’hybris.
Dans une page fameuse, que jadis tout lycéen connaissait, Pline l’Ancien avait souligné à quel point l’être humain était une créature anormalement faible par rapport au reste du monde vivant. Le paradoxe est évident : cette créature qui ne possède ni pelage, ni griffes, ni bec, ni dard empoisonné, a pourtant été capable de faire disparaître de la surface de la terre des animaux infiniment mieux armés qu’elle.
Qu’est-ce que « l’homme trans » ? « Un hors-la-loi » (p.11), un surgeon de l’homme révolté de Camus, « la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est ». Quelques années séparent L’Homme révolté de L’Obsolescence de l’homme de Günther Anders. Comme d’habitude, nous étions prévenus et comme d’habitude, nous n’avons pas écouté. L’idée fondamentale du mouvement trans- est de faire disparaître tout ce qui limite l’aventure humaine : les problèmes de tous ordres que provoque l’altérité sexuelle (la question de l’altérité raciale a déjà été réglée par le capitalisme mondialisé, qui considère tous les êtres humains comme du bétail interchangeable), mais surtout ces limites absolues que constituent la maladie, puis la mort. Telles que les choses se présentent, la possibilité de repousser la mort aussi loin que possible et de changer de sexe à volonté est réservée à un pourcentage dérisoire de l’humanité. Dans toutes les zones de la planète, hélas nombreuses, où la seule question qui vaille d’être posée est celle de savoir si l’on vivra jusqu’au lendemain, le problème du gender et l’idéologie trans- (parce que c’est rien d’autre qu’une idéologie, c’est-à-dire une construction hors du réel) apparaissent pour ce qu’ils sont : un caprice d’Occidentaux désœuvrés, bien nourris (voire sur-nourris), qui, comme n’importe quels sales gosses, refusent que des limites soient posées à leurs désirs et qui, comme tous les sales gosses, considèrent que le monde s’arrête à eux (d’où la mode envahissante du selfie, qui recoupe une autre mode, celle du tatouage, jadis réservée aux marginaux ou pratiquée de force sur prisonniers et déportés). Bruno Chaouat souligne que l’idéologie trans- dissimule (assez mal, à la vérité) une révolte contre la religion qu’on appellera, pour aller vite, judéo-chrétienne : la distinction sexuelle, l’aversion pour les hybrides de toutes sortes (à la différence de la pensée grecque), la prohibition des tatouages (Vayikra/Lévitique 19, 28). Il est logique qu’un des « lieux » où cette idéologie s’est élaborée ait été le XVIIIe siècle, avec le matérialisme sadien (où les corps torturés de toutes les façons se réparent à une vitesse étonnante et où la torture ne laisse pas de trace dans l’âme parce que l’âme n’existe pas) et l’éloge de la transparence chez Rousseau. Teilhard de Chardin, qu’on aurait cru définitivement passé de mode, développa une pensée proche de l’idéologie trans- (laquelle lui eût sans doute fait horreur) et ses censeurs romains firent à juste titre remarquer qu’il minorait, voire escamotait le péché originel dans son système théologique. Or, précisément, le transhumanisme se veut une manière de régler ce qui est imparfait dans le monde, de restaurer la transparence édénique et de faire disparaître le mal. La mort est arrivée en ce monde par le péché originel. Elle est anormale et doit être supprimée.
Dans cet essai corrosif, Bruno Chaouat invoque avec bonheur et élégance philosophes et écrivains. Fallait-il solliciter Modiano ? Il est une œuvre qu’il eût été bon de citer : 2001 l’Odyssée de l’espace, non le film de Stanley Kubrick (que l’auteur mentionne), mais le roman, moins elliptique, d’Arthur C. Clarke. Sans doute Clarke fut-il un prophète malheureux dès qu’il s’agissait de politique (il annonça la fin de l’islam dans Les Fontaines du paradis et ne pressentit pas la disparition de l’URSS dans 2010 Odyssée deux), mais pour la science, il avait tout vu avant tout le monde. Ainsi dans 2001, lorsqu’il décrit ces créatures dont on ne saura rien, si ce n’est qu’elles ont créé les monolithes : « L’évolution, entre les étoiles, se poursuivait vers des buts nouveaux. Depuis longtemps, les explorateurs de la Terre avaient atteint les limites de la chair. Leurs machines étaient désormais supérieures à leur corps et il était nécessaire d’y émigrer. D’abord leur cerveau, puis leur esprit seul fut transféré dans une enveloppe de métal et de plastique. Ainsi, ils continuèrent d’errer d’étoile en étoile. Mais ils n’avaient plus besoin de construire des astronefs. Ils étaient des astronefs. Pourtant, l’âge des entités-machines fut bref. Lors de leurs expériences, ils avaient appris à emmagasiner la connaissance dans la structure même de l’espace, préservant ainsi leur savoir sous des strates de lumière, pour l’éternité. Il leur était possible de devenir des êtres faits de radiations et de se libérer enfin de la tyrannie de la matière. Ils se transformèrent donc en énergie pure. Et sur un millier de mondes, les coquilles vides qui les avaient abrités exécutèrent une brève danse d’agonie avant de s’effondrer en débris rouillés » (chapitre XXXVII).
Gilles Banderier
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