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L’homme sans larmes, Pierrette Epsztein (par Gérard Netter)

04.05.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, L'Harmattan

L’homme sans larmes, Pierrette Epsztein, avril 2021, 304 pages, 24 €

Edition: L'Harmattan

L’homme sans larmes, Pierrette Epsztein (par Gérard Netter)

 

« Qui est-on sans mémoire ? ». Cette interrogation pousse Pierrette Epsztein à prendre à son compte la mémoire de son père dans un bouleversant récit, L’homme sans larmes, paru chez L’Harmattan en avril 2021. Dans ce texte, cet homme mystérieux qui se disait « L’enfant du miracle » prend existence, personnage de papier, dans l’imaginaire de l’auteure. Pierrette Epstein se confronte au silence de cet homme sans larmes, sans regard, privé de la vue, dont le passé affleure à l’ombre du secret. On sait qu’en psychanalyse, seul le refoulement fait croire à l’oubli. On sait aussi qu’à travers les silences, les gestes, les attitudes, le secret envoie des signes de ce qui ne s’est pas dit et les questions surgissent. Qui est cet homme sans larmes ? Pour sa fille, chercher à restituer l’histoire de son père, à reprendre à son compte sa mémoire, relève d’une urgente nécessité. L’énigme taraude, travaille et pousse Pierrette Epsztein à écrire, témoignage d’amour d’une fille à son père, quête d’identité peut-être aussi ; celle de son père bien sûr et peut-être au-delà, la sienne. Nous pensons à Drames enfouis de Jean-Claude Snyders publié en 1996 chez Buchet Chastel. L’auteur y évoque la relation troublée avec son père, replié sur ses blessures intérieures, qui ne peut rien dire de ce qu’il a vécu. « Tout en m’efforçant de montrer à mon père que j’étais proche de lui, j’estimais ne pas avoir le droit de lui parler de son passé. Du coup, je pouvais lui laisser croire que je ne m’intéressais pas à lui ».

Haïm, le père de Pierrette, rebaptisé Henri à son arrivée en France, a échappé au drame de la déportation. Ce « Drame enfoui » évoque la difficulté pour l’enfant de grandir face au silence douloureux du père. C’est probablement ce trouble qui engage Pierrette Epsztein dans l’impérieuse nécessité d’écrire ce récit. Plusieurs fois elle avait osé : « papa, raconte-moi ta vie ! ». Elle voulait dire sa vie d’avant, ce qu’il avait laissé derrière lui quand il s’appelait encore Haïm. L’auteure recueillait des indices. Mais que lui racontait-il vraiment ? Que parvenait-il à lui dire ? Que resterait-il de la vérité, après ces allers-retours entre l’imaginé et les bribes dévoilées ? Et pourquoi aussitôt l’oubli effaçait les mots ?

De sa vie, elle ne connaissait que quelques éléments. L’exil, la nécessité de s’adapter, apprendre des langues, parvenir à dépasser l’étrangeté, travailler pour se faire une place et être reconnu. Haïm est arrivé en France. Il a changé de prénom. Le prénom s’est adapté au pays d’adoption, au pays choisi, Henri. Mais le nom de famille est resté, portant la trace de l’origine, renvoyant à l’histoire, à ce qui n’était pas dit. Haïm avait fui son pays. L’exil, était définitif. Quelque chose était mort derrière lui. Il était devenu Henri. Au moment du départ d’Opoznov en Pologne, encore Russe, Haïm n’avait que dix-sept ans. Sa mère l’accompagnait à Vienne. Une intervention chirurgicale devait lui permettre de recouvrer la vue. L’opération fut un échec. Il n’est pas retourné en Pologne. Le pays lui était trop hostile. Sa mère repart. Resté seul en Autriche, il ne reverra plus jamais sa famille. Il eut juste le temps d’apprendre à lire et à écrire le braille avant de s’enfuir à nouveau devant la montée de l’antisémitisme. Haïm arrive à Paris en 1927. Il devient masseur kinésithérapeute. Il fonde une famille. Il a deux filles. Elle, la cadette, sait l’importance pour lui de ses mains, du toucher, et des « drames enfouis ». Il y a de si belles pages sur les mains du père. Ecrire. Mettre des mots pour approcher au plus près l’histoire de ce père, si secret ; pour en donner sa version ; pour, à sa place, raconter cette histoire qui se dessine dans les silences. Alors, elle va inventer. « Une histoire n’existe que si on en fait le récit », écrit-elle. Elle attendra dix ans après la mort du père, pour oser l’écriture.

« Elle se souvenait qu’il était dans l’élégance, même dans ses silences qui pouvaient parfois être interprétés comme du mépris, qu’elle interprétait comme du mépris, ou même de l’indifférence et elle pensait, traduction facile, qu’il était indifférent ».

Un jour, quelques années après la mort du père, elle voit une exposition de Pierre Soulages. C’est un coup de foudre. Le peintre va l’aider à comprendre la nature de son propre travail d’écrivain. Il part du noir et de ses reflets, noir-lumière ou outre-noir, griffures, et jeu sur la matière, pour faire émerger quelque chose de ce qui est caché. C’est bien là que se situe la quête de l’auteur, dans ces allers-retours entre réalité et imaginaire, tissage, ravaudage, élaboration d’un sens.

« Elle inventa, pour son père, un récit d’enfance avec de vagues images, de vagues mots tracés. Le vrai pays d’un homme ne serait-il pas une langue ? Or, elle ne l’avait jamais entendu prononcer un seul mot de russe ou de polonais. Elle n’avait pas plus entendu prononcer un seul mot de yiddish, pas plus qu’elle n’avait entendu, chez elle, la musique Klezmer qui pourtant la faisait frissonner ».

Haïm-Henri justifie ainsi son silence : « Je te répétais sans cesse que je voulais oublier toute cette histoire, que mon histoire n’avait rien à voir avec la tienne. Tu ne voulais pas t’y résoudre. Tu étais obstinée ».

Dans ce roman, Haïm-Henri autorise sa fille à prendre à son compte sa mémoire : « Je me voulais un homme sans mémoire. C’est à partir de cette mémoire absente que tu me réinventeras ». Et encore : « Je souhaite, maintenant, le silence. Sur mon silence, tu voyageras ».

Pierrette Epsztein déploie son écriture en inscrivant la voix du père dans celle de sa fille, la narratrice. Comme un passage de relais. La voix du père ouvre chaque chapitre à la première personne. Le texte apparaît alors en italique. Puis la narratrice reprend la main à la troisième personne. Elle poursuit, reprend, commente, creuse la langue comme sa propre histoire dans cette recherche impérieuse des origines qui la conduit en Israël puis à Auschwitz en pèlerinage. Mais c’est sans doute dans la voix de la narratrice que celle du père est la plus forte. On pourrait qualifier ce texte d’hommage de « tombeau poétique ».

Et la magie de l’identification opère. Le lecteur est pris dans les filets du récit. La vérité qui se dérobe sans cesse et que la force de l’écriture vient fixer pour nous, nous touche et nous bouleverse. Elle nous renvoie à nos propres silences, à notre intime, à nos secrets. Et du particulier peut émerger l’universelle condition humaine. Et cette obstination, entre quête d’amour et quête d’identité, nous aide à être plus sensible à ce que nous sommes, à notre propre vulnérabilité. N’est-ce pas exactement le rôle de la littérature ? Et nous revient cette citation d’Elias Canetti, autre exilé, extraite de Auto-da-fé, publié en 1991 aux éditons Gallimard : « Cette mémoire des sentiments, ainsi que j’aimerais la nommer, l’artiste la possède ; les deux réunies : mémoire des sentiments et mémoire des faits rendent seules possibles l’homme universel. Peut-être t’ai-je surestimé. Si nous pouvions nous fondre en un seul homme, toi et moi, il naîtrait un être spirituellement complet ».

 

Gérard Netter

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Tout en ayant mené une carrière de professeur de Lettres-Arts Plastiques dans des collèges de la banlieue Nord de la capitale, elle a créé l’Association Tisserands des Mots, où durant quinze ans elle a animé des ateliers d’écriture avec des adultes, poursuivant ainsi le travail de transmission entamé avec les élèves. Elle est également citrique littéraire spécialisée dans le roman et la nouvelle. Elle a collaboré au Bulletin Critique du Livre en Français, durant cinq ans. Elle a été choisie pour faire partie du Conseil d’Administration. Quand ce bulletin papier a disparu faute de subventions, elle a intégré l’équipe de La Cause Littéraire, revue en ligne à qui les éditeurs et les lecteurs font une confiance assurée et elle est devenue membre du comité de lecture. Elle y publie régulièrement des critiques dans ses domaines de prédilection. Elle écrit depuis quarante ans. Elle a publié trois recueils de nouvelles en nombre limité aux éditions Tisserands des Mots. Elle vient de terminer un récit intitulé Professeur de lettres, professeur de l’être, Itinéraire d’une passeuse de contrebande, qui relate son parcours de vie professionnelle. Elle poursuit son chemin d’écriture. Elle a deux romans en cours d’achèvement, l’un sur l’itinéraire d’un enfant hors normes intitulé Un silence assourdissant, l’autre intitulé La grand-tante Léonie, qui raconte l’expérience étonnante d’une dame d’âge qui fréquente depuis vingt ans le Centre Culturel International de Cerisy et auquel elle rend hommage. Trois recueils de nouvelles aux éditions Tisserands des Mots, publication limitée à 50 exemplaires.

 

Enseignant, docteur en psychologie de l’éducation, passionné de peinture et de littérature, Gérard Netter a publié un essai plusieurs ouvrages aux éditions l’Harmattan

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