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L’Homme coquillage, Asli Erdogan

Ecrit par Carole Darricarrère 07.05.18 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Critiques, Bassin méditerranéen, Roman

L’Homme coquillage, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, mars 2018, 208 pages, 19,90 €

Ecrivain(s): Aslı Erdoğan Edition: Actes Sud

L’Homme coquillage, Asli Erdogan

 

En Turquie, on n’écrit pas avec le dos de la cuillère, fût-ce des romans, mais avec le talent farouche de ces écrivains qui avancent dans la vie comme en écriture le regard marqué au fer rouge et la langue scellée à leurs blessures, en suicidés de l’existence inaptes au bonheur souffrant d’un mal étrange que l’auteure nomme elle-même « la constipation de vivre » et pour lesquels la peau ne sera jamais synonyme de douceur.

Tranchant du corps du monde sur le terrain miné de la phrase, la somme de ces mots est plus qu’une histoire, celle d’une jeune-femme blanche, étrangère à elle-même en ce monde, proie forte sensible et seule. Amen corrosif de la différence, l’inconvénient d’être une femme dotée d’un esprit libre dans une société d’hommes (et il y a en beaucoup dans ce livre) nous fait ici violence. Posé là dans ce printemps monochrome loin très loin des îles Caraïbes, ce récit vaudou évoquant une sorte de courte saison en enfer sur une île censée vendre du rêve fait figure de bombe sur une étagère tant « (…) aux Caraïbes, qui peut dire où commence et où s’arrête le réel ? ».

Qui plus est d’une bombe à retardement, s’agissant d’un livre écrit au pistolet– un mot qui reviendra souvent dans le vocabulaire dissident de l’auteure comme si elle se tirait là une balle à blanc au fond de la gorge et qu’il en jaillisse cette neige saline auto-analytique d’une noirceur étincelante qui lui permet aussi de régler ses comptes avec elle-même.

On pourrait être tenté de le lire tel un roman d’amour singulier, d’aventures exotiques et de suspens transgressifs, à dévorer tout cru debout dans les files d’attente de nos vies ternes, si ce n’est que cette phrase à haute tension dont le grain serré et exigeant nous propulse aux confins de la psyché humaine, ne ment pas et nous lacère vertueusement à chaque page, nous de face et de profil, confortablement perchés sur le fil savant de nos certitudes et de nos petits délits journaliers telles des fausses notes face à l’océan impavide à l’image d’une métaphore de Dieu, nous lecteurs mâchés et confondus.

Ce premier livre de Asli Erdogan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, avec conviction et sensibilité dans une grande définition de mots chargés à bloc d’adrénaline, impeccablement publié par Actes Sud, revendiqué par son auteure comme étant un roman autobiographique, sorte d’essai sur soi en forme de récit écrit à fleur de sel, nous colle à la peau longtemps après l’avoir refermé, mieux qu’un film, plus qu’un simple livre (et je ne serais guère étonnée qu’un metteur en scène ne s’y colle sans attendre). Son héroïne de cristal trouble (je parie sur Isabelle Huppert), et la gueule cassée de son double masculin, se détachent du texte à chaque page tels des personnages en 3D portés, en toile de fond, par une poignée de petits portraits de figurants pathétiques plantés dans la trame du récit tels autant d’accrocs rappelant ces minuscules porcelaines grises que les insulaires ont coutume d’assembler en colliers. Une mosaïque de partenaires virtuels dans laquelle le blanc s’oppose toujours au noir. Un parterre de physiciens falots et de seconds couteaux à fort potentiel phallique.

L’imminence d’une menace plane en permanence comme un microclimat stationnaire sur tous ces personnages cloisonnés en eux-mêmes comme ils le sont dans le ghetto hôtelier quatre étoiles qui les héberge, zone morte de non-droit racial attisant désir et danger de mort donnée ou à recevoir. Sous leurs fenêtres, l’océan gueule, le vent siffle et torture les silhouettes d’ombre palmipèdes que le soleil plaque sans ménagement à même le sol. Ce décor sur-acoustique une fois planté, l’Homme Coquillage surgit en héraut des eaux de l’océan dans le texte de face telle une apparition fixe, mains ouvertes sur deux porcelaines marines préfigurant au choix deux armes, deux seins de sirène ou une invitation au récit à venir : elle et lui déjà, la belle et le bâtard, la bête et la belle version océanique, à cœur ouvert dans les lames de l’inconscient. Eros frustre et Thanatos éveillé. Une plongée animâle dans l’ardeur du féminin sacré.

C’est à l’oreille que je vous suggère de lire ce livre, plaqué contre, porcelaine ruisselante bruissant des mille courants qui le traversent, ce livre est un coquillage remonté à mains nues des profondeurs sous-marines de l’âme humaine et de ses destins tragiques. Laissez-vous assommer avec gratitude par ce conte réel âpre et fantasmatique, emporter au large de vous-mêmes, labourer par le ressac diluvien des déluges dans le tictac éteint d’un désir ancien, noyé, tatoué de rythmes rebelles, balafré par la connaissance de la peur à l’approche de soi en l’Inconnu, laissez tomber défenses et armures, tour à tour embrasé et réduit par le feu rédempteur des initiations. Voici un livre d’auteur. Naissance d’une étoile lucide aux aguets qui n’en finit plus depuis de pulser sa lumière noire alentour, sa « blessure la plus rapprochée du soleil »* : surrender ! Entendez braves lecteurs l’histoire au grésil de l’Homme Coquillage… « La tristesse que je lisais sur son visage malgré l’obscurité était bouleversante. L’Homme Coquillage était vraiment amoureux de moi. Or je n’avais rien fait pour mériter pareil amour, un amour sincère, profond, désintéressé. C’était un amour féroce, presque monstrueux, tel que je n’en ai jamais rencontré depuis, un amour qui me terrifiait ». Ceci est. Un festin tragique mot à mot. Une écriture efficace, une prose étirée au couteau au service d’une poésie sur le fil du rasoir. Instinct de chair et de sang. Archéologie liquide de la douleur. Preuve au noir de l’infortune. Quête du fruit défendu tombeau des sens. Crin du cri et permission de soi en l’autre étranger. Sans concessions, « (…) craché à la virgule près ».

 

Carole Darricarrère

 

* René Char

 

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A propos de l'écrivain

Aslı Erdoğan

 

Née en 1967, Aslı Erdoğan est une romancière turque et une journaliste qui milite pour les droits humains et les droits des femmes. Elle a écrit son premier roman, Kabuk Adam (L’Homme écorce) en 1993. Ses thèmes récurrents sont l’amour impossible, la vie en terre étrangère, le monde carcéral… Elle a été arrêtée le 17 août 2016 et emprisonnée dans la prison Barkirköy d’Istanbul, puis libérée le 29 décembre 2016.

 

A propos du rédacteur

Carole Darricarrère

 

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Carole Darricarrère est née en 1959 en Afrique où elle a grandi. Elle est l’auteure de nombreux livres de poésie. Son travail oscille entre différents vortex d’écriture embrassant dans un même élan la littérature et la photographie d’auteur ou encore la création radiophonique.

 

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