L’histoire de ma femme, Milan Füst
L’histoire de ma femme, janvier 2016, trad. hongrois Elisabeht Berki, Suzanne Peuteuil, 504 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Milan Füst Edition: Gallimard
Milan Füst (1888-1967) est un écrivain hongrois, et l’un des plus importants qui soient, à en croire la préface de L’histoire de ma femme (1942), signée Albert Gyergyal, un sien compatriote. Cet aimable préfacier prend de nombreuses précautions, craignant de la part du « public lettré français » un franc « dédain » pour les chefs-d’œuvre de la littérature hongroise ; cette crainte était peut-être valable en 1958, date de traduction et de première publication de ce roman en français, mais c’est depuis affaire réglée et L’histoire de ma femme n’a pas été massivement rejeté par le public francophone, puisque ce roman connaît même en 2016 une réimpression bienvenue.
Dès le premier paragraphe, tout le propos du roman est offert :
« Ma femme me trompe. Bon. Je m’en doutais depuis longtemps. Mais vraiment, avec celui-là… Moi, je suis haut de six pieds, un pouce, je pèse deux cents livres, je suis donc, comme on dit, un authentique géant : si je crache sur ce type-là, il en claquera ».
Un personnage-narrateur, le capitaine Störr clairvoyant à la stature quasi rabelaisienne (il est, en plus d’être grand, gros mangeur et polyglotte – un psychanalyste y verrait quelque chose relatif au stade oral, mais la cuistrerie n’a pas sa place en critique littéraire), une situation claire même si peu avantageuse et une langue plein de vigueur, façon Mac Orlan et bien d’autres – pour choisir des comparaisons dans le domaine francophone.
La comparaison à Mac Orlan, même si elle n’est pas tout à fait exacte, n’est pas pour autant vaine : on ne pourrait comparer Füst à aucun écrivain francophone contemporain, tout simplement parce que L’histoire de ma femme est un roman « daté », dont on sent bien qu’il appartient à une autre époque littéraire. Est-ce un défaut ? Non, au contraire ! C’est même sa gigantesque qualité : plutôt qu’une histoire faite de retenue, de pondération, Füst propose un récit tonitruant, ne reculant devant aucune outrance, et c’est ce qui fait tout son délice. Le grotesque a d’ailleurs lui aussi sa place ici, comme dans cette présentation par le personnage narrateur de sa nation : « On dit de nous, Hollandais, que nous sommes de bons architectes, mais que, pour ce qui est d’arranger notre vie, nous sommes de fichus maladroits. Car nous sommes embourbés dans des tas de systèmes ; je ne vois pas pourquoi d’ailleurs. Par exemple : il y a des règles qui prescrivent aux jeunes gens bien la façon d’être assis à table, qui expliquent pourquoi et comment il ne leur est pas permis d’ouvrir la bouche et encore la manière dont ils doivent s’incliner dès que le maître de maison, se mettant à boire, lève son verre de bière vers le ciel. C’est bon, nous sommes comme ça ! »
Cette légère ironie, ce regard critique, Störr les possède au plus haut degré, et en use pour le plus grand ravissement du lecteur, qu’il raconte ses déboires avec sa femme française et donc dispendieuse et un peu vaine et tout à fait coquette (« Je souriais alors la nuit de temps en temps. Lorsque je me souvenais de ses houppettes et de ses poudres »), ou qu’il se souvienne de campagnes en mer, ou encore qu’il évoque sa seconde rencontre avec un psychanalyste – qui finalement l’incite à reprendre la mer plutôt que se poser des questions sur l’existence… Pour autant, il ne faudrait pas voir en L’histoire de ma femme une comédie, une farce énorme sur la vie et ses vicissitudes, racontée par un homme à l’appétit insatiable dont l’amour de même acabit ne rencontre que l’indifférence d’une femme qui finalement meurt. Ce roman, c’est ça, dans la dimension rabelaisienne déjà évoquée ci-dessus, mais ce sont aussi des passages d’une grande profondeur, où cet homme meurtri réfléchit à la vie, tire les conclusions de ce qu’il a vécu, entre autres « une absence de huit ans et demi », loin de l’Europe, durant laquelle il s’est enrichi : « le bonheur, en vérité, est le plus grand triomphe de l’égoïsme, sa parfaite plénitude ; mais il n’est concevable que dans l’inconscience ».
Cette ambivalence, cette tension entre le « sang bouillant » de Störr (qui mène au meurtre, accidentel de la part de ce géant costaud : « J’immobilisai sa tête en arrière d’un coup de menton et ne frappai qu’une seule fois, car c’est là mon habitude. Et, oui, hélas ! j’entendis à nouveau ce craquement particulier. Dans sa nuque. J’avais dû lui briser une vertèbre, car il mourut ») et sa capacité à réfléchir sur le monde et sa propre histoire de « mari trompé », à en parler avec une fine brusquerie, c’est ce qui fait en grande part tout l’intérêt de L’histoire de ma femme, roman à (re)découvrir pour qui apprécie que la littérature soit aussi affaire excessive, avec pourtant une belle économie de moyens (le style est admirable de sécheresse) et une grande intelligence dans la construction narrative (le roman ne file pas droit, mais chaque retour en arrière, chaque méandre est amené et négocié avec une précision millimétrique). Et en 2016, cette littérature fait du bien à qui en a marre de la préciosité et du style relâché ambiants.
Didier Smal
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