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L'Heure Verte, Frederic Tuten

Ecrit par Léon-Marc Levy 13.05.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Points

L’Heure Verte (The Green Hour). Traduit de l’américain par Hugues de Giorgis. 301 p. 7 €

Ecrivain(s): Frederic Tuten Edition: Points

L'Heure Verte, Frederic Tuten

 

« On s'est connu, on s'est reconnu, 
On s'est perdu de vue, on s'est r'perdu d'vue 
On s'est retrouvé, on s'est réchauffé, 
Puis on s'est séparé. 

Chacun pour soi est reparti. 
Dans l'tourbillon de la vie 
Je l'ai revue un soir, aïe, aïe, aïe, 
Ça fait déjà un fameux bail 
Ça fait déjà un fameux bail »

 

(Chanson de Serge Rezvani)

Il y a de fortes chances pour que cette chanson vous trotte dans la tête, obstinément, pendant la lecture de ce roman.

La chanson de « Jules et Jim », le visage de Jeanne Moreau. L’univers plein de grâce, d’intelligence, de finesse psychologique que tisse Frederic Tuten autour de Dominique, de Rex, d’Eric aurait enthousiasmé François Truffaut. D’autant que Paris – le Paris si tendrement aimé de notre cinéaste – est ici aussi le cadre romantique d’un livre qui ne l’est pas moins. Le titre même du livre est dédié à Paris :

« C’est « L’Heure verte », expliqua-t-elle, comme ils disaient ici autrefois, au temps où les Parisiens sortaient en début de soirée pour sombrer dans l’absinthe vert laiteux. »

Romantique. « Follement romantique » dit Pascal Bruckner de ce livre. Tuten ose ce que tant n’osent plus. Ou plutôt ce que tant ne savent plus faire : parler d’hommes et de femmes, du tourbillon d’la vie, des méandres étranges et fascinants de l’amour. Des amours. Et de ceux, non moins étranges et fascinants du destin, de la maladie, du travail. Pas une trace de pathos chez Frederic Tuten : sa délicatesse tient à la sobriété narrative, au respect scrupuleux de la logique de ses personnages, à l’élégance soyeuse des sentiments, des portraits, des gens pour lesquels une empathie profonde le porte.

Il faut lire ces pages sur la rue du Faubourg Saint Denis pour s’en faire une idée. Des cafés crasseux, des ruelles sombres et grises, et surtout des gens, immigrés pauvres pour la plupart, avec une richesse du cœur qui fait du bien. La figure d’Ali, le chauffeur de « taxi » (en fait il fait des courses à la sauvette avec sa vieille voiture personnelle) rayonne de bonté et de joie de vivre. Dominique et Rex peuvent ainsi confier leur précieux petit Kenji à l’un des voisins, dans cet îlot de fraternité. Superbe contraste entre la grisaille du quartier et la chaleur des gens :

« Elle confia Kenji aux voisins marocains, bien emmitouflé contre l’humidité automnale, protégé des murs gris et des toitures plus grises encore de ce quartier dont les rues portaient des noms de poètes morts ou de héros de la Résistance, abrité de tout ce que contenaient passé et présent de nature à glacer l’âme d’un petit enfant. »

Dominique est professeur d’art à New York, mais elle a suivi Rex par amour dans ce Paris qu’elle aimait déjà tant. Elle y rencontre aussi Eric, jeune et brillant homme d’affaires, une sorte d’anti-Rex qui lui est bohème, un peu anar, anticonformiste. Commence alors la valse qui va nous faire tourbillonner tout au long du roman. Rex/Eric, Eric/Rex (scandée par des intermèdes à la houlette du vieux professeur d’art de Dominique, Samuel.) comme dans un mystérieux langage secret du destin, quand l’un s’en va, l’autre arrive. Et Dominique est amoureuse. Pas des deux ! De l’un puis de l’autre, ce qui n’est pas la même chose. Elle aime celui qui est avec elle. Ou celui qui n’y est pas. « Valse mélancolique et langoureux vertige » aurait dit Baudelaire.

Frederic Tuten écrit une fiction absolue. Ce qui veut dire qu’il explore le domaine du fictionnel jusqu’au bout, ne s’embarrassant guère de vraisemblance. Souvent, on est au bord du conte merveilleux. Dominique et Eric dînent dans un restaurant madrilène où ils ont brusquement décidé d’aller venant de NY (!!). Le maître d’hôtel vient leur demander s’ils acceptent de partager leur table avec un couple. En ronchonnant un peu ils acceptent. « Salut Red ! » : c’est Rex, accompagné d’une amie !! Une fiction romantique jusqu’au bout, assumée, maîtrisée, mieux magistrale !

Une clé de l’architecture du livre est itérative tout au long de l’histoire. Dominique travaille, dans ses publications universitaires, sur un peintre français du XVIIème siècle, Nicolas Poussin, pour lequel elle nourrit une véritable passion. Nicolas Poussin a-t-on envie de s’exclamer ! Comment peut-on s’intéresser à un sommet de l’académisme, nourri de scènes bibliques et mythologiques, peuplé de personnages guindés et de scènes convenues ? D’ailleurs plusieurs personnes le disent à Dominique, le petit Kenji qui « n’aime pas » et Eric qui le dit franchement :

« il trouvait Poussin assommant et il n’arrivait pas à comprendre comment elle avait pu passer plus de temps sur ce peintre qu’il n’en faut pour un rapide coup d’œil à ses œuvres dans un musée. Il était si conventionnel, si figé … »

La clé nous est suggérée par Frederic Tuten : derrière les colonnes glacées, les personnages figés, les scènes immobiles à force d’être connues, se glisse l’ombre de la mort, l’ombre qui tombe des les interstices de la lumière sur les tableaux de Poussin. Ce qui intéresse Dominique chez ce peintre, c’est un non dit qui pourtant ne cesse de se dire. Et l’ombre de la mort est aussi sur Dominique, la vivante, l’amoureuse, la passionnée. Des ombres justement, sur ses poumons. Cancer disent les médecins qui la soignent. L’art de Poussin est une métaphore du roman.

Grâce, délicatesse, empathie, talent : Frederic Tuten nous offre un livre rare, comme il ne s’en fait guère de nos jours. Un livre au charme suranné qui nous emmène avec bonheur « dans l’tourbillon d’la vie ».

 

Léon-Marc Levy


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A propos de l'écrivain

Frederic Tuten

 

Né en 1936, Frederic Tuten a été pendant quinze ans professeur de creative writing à l'Université de New York. Récipiendaire d'une bourse de la Fondation Guggenheim, lauréat de l'Académie Américaine des Arts et Lettres, il est considéré comme l'une des personnalités marquantes de la scène littéraire américaine. Egalement scénariste, il signe des articles sur l'art et le cinéma pour des publications telles que Artforum, Vogue et le New York Times. Il vit à New York.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /